LATITUDES

Ados en ligne: amour, insultes et harcèlement

Plus de 90% des adolescents romands communiquent chaque jour sur les réseaux sociaux. S’ils s’y montrent très sentimentaux, ils peuvent aussi faire preuve d’une violence ravageuse. Une mine d’enseignements pour les sociologues.

«Tu es ma meilleure amie pour toujours» ou «Je t’adore cousin»: sur les réseaux sociaux, les jeunes passent le plus clair de leur temps à exprimer des sentiments très fleur bleue. «Leur vocabulaire est ultraromantique, observe Claire Balleys, sociologue à l’Université de Fribourg, qui termine sa thèse sur le sujet. Leur activité sur l’internet est avant tout relationnelle et elle prolonge celle de la cour de récréation.» A un âge où l’on cherche à se distancier du cercle familial, montrer que l’on a beaucoup d’amis ou une copine donne l’impression de faire partie des «grands». «Sur internet, les jeunes traînent ensemble, draguent, parlent de commérages, se taquinent ou partagent leurs bons plans, explique Olivier Glassey, sociologue spécialisé dans les technologies de l’information à l’Université de Lausanne. Ils passent beaucoup de temps à se faire des commentaires mutuels et à s’espionner.»

D’après une grande enquête menée par l’association française Fréquence écoles dont les résultats sont parus au printemps dernier, plus de 90% des jeunes possèdent actuellement un compte Facebook. Ils surfent en moyenne 2 heures par jour.

Leur deuxième site de référence est MSN, qui leur permet de discuter en ligne avec des amis de manière plus privée, dans des «chatrooms». Sur le net, les adolescents se créent un monde à eux, dans lequel ils discutent et restent entre eux. Ils s’adressent de longues missives sentimentales et les articles qu’ils écrivent traitent essentiellement de leurs amis, de leur copain ou copine. La notion de durée de la relation apparaît de façon récurrente avec des «je t’adore pour la vie», «tu seras toujours tout pour moi», «je ne pourrais jamais vivre sans toi» ou encore «tu es l’homme de ma vie». Avec les réseaux sociaux, les jeunes trouvent une scène sociale pour exprimer des sentiments qu’ils ne peuvent pas partager avec la même intensité dans la vie réelle. Les garçons sont aussi très sentimentaux entre eux, avec des «mon frère», «mon cousin», des «je t’embrasse», voir des «je t’aime».

Des émotions et des passions que les psychologues considèrent comme faisant partie intégrante de l’adolescence. «Internet convient très bien aux jeunes car il leur permet de s’exprimer dans un univers auquel les adultes ont très peu accès», observe le psychologue Philippe Jaffé. Sur les réseaux sociaux, les adolescents évitent d’ailleurs les intrusions des adultes et ne parlent pratiquement jamais de leurs parents, ni de leurs professeurs. Selon l’étude de Fréquence écoles, le web leur sert avant tout à maintenir des liens avec leurs proches, pas à en créer de nouveaux. Loin d’être des explorateurs de la toile, les jeunes se rendraient en majorité toujours sur les mêmes sites pour discuter avec le même cercle d’amis, qu’ils auront probablement déjà vus la journée.

Mais les adolescents n’utilisent pas seulement le registre romantique sur les chats. Les insultes et les attaques personnelles sont légion. «A l’adolescence, le sentiment d’appartenance à un groupe devient très important, explique Claire Balleys. Il implique souvent une exclusion de certaines personnes, dans le genre “eux sont mes vrais amis, mais ceux-là ne le sont pas”.» Les réseaux sociaux se révèlent de formidables outils de stigmatisation avec leurs possibilités de classements catégoriques, d’acceptation ou de refus d’un «ami» et de commentaires vus par tous. Désinhibés par cet environnement virtuel, les adolescents peuvent s’y déchaîner.

Avec des commentaires lourds et triviaux comme «sale pute», «salope» ou «pédé», ainsi que des groupes Facebook créés contre une personne en particulier (exemple: «Pour virer cette truie de l’école» ou «Ceux qui détestent Laure»), les limites de bienséance sont souvent dépassées. «Plusieurs centaines de jeunes peuvent rapidement adhérer à ce genre de groupe en quelques clics, sans se rendre compte des conséquences pour la personne visée», observe Tiziana Bellucci, directrice de l’association Action Innocence. Elle rapporte également des propos d’une violence rare tels que «Tu devrais mettre un terme à ta vie».

«La logique d’exclusion et de rejet qui sous-tend ces comportements existait déjà bien avant internet», souligne Claire Balleys. Mais alors qu’il s’agissait de simples rumeurs, les insultes sont maintenant écrites et commentées en direct. Elles resteront ensuite sur la toile. «C’est tout le paradoxe du monde virtuel, car il matérialise ce qui avant n’était qu’un commérage et lui donne ainsi une plus grande ampleur», considère Olivier Glassey. L’internet mène donc la vie dure aux boucs émissaires et complexifie les relations entre les adolescents.

«Les insultes écrites sont beaucoup plus traumatisantes pour la victime, surtout lorsqu’elles prennent la forme de harcèlement, estime Philippe Jaffé. Les mises à l’écart virtuelles se font au vu et au su de toute l’école et surtout, il reste une trace bien des années après. Récemment, il y a eu le cas d’une adolescente américaine qui s’est suicidée suite à un cyberharcèlement. C’est dire si la situation peut prendre une tournure dramatique.» Pour Serge Pochon, directeur de la plateforme Telme.ch, qui offre un soutien psychologique aux adolescents et à leurs parents, les réseaux sociaux représentent une caisse de résonance d’une maltraitance et d’un manque de respect qu’il a vu croître entre les jeunes ces dernières années. «Certains d’entre eux se lâchent dans ce contexte, ils expérimentent tout et n’importe quoi en pensant être protégés par l’anonymat.»

Le comportement très normatif des jeunes sur l’internet a également frappé Claire Balleys, qui a suivi les activités en ligne de plusieurs classes de Genevois entre 12 et 16 ans. «Ces réseaux consacrent le statut de chacun et la hiérarchie établie dans le groupe. On observe une tension constante entre le besoin de se distinguer en tant qu’individu et le besoin de s’affilier à une “tribu”. Tout le monde cherche à avoir le plus d’amis possible, mais surtout à être ami avec les figures les plus populaires de son école. On n’insulte ensuite pas n’importe qui, sous peine d’être sanctionné. Le contrôle social est tellement fort que certains jeunes n’osent pas effacer les injures proférées à leur égard.»

Sur les réseaux sociaux, les adolescents sont en recherche de ce que les spécialistes appellent l’«extimité»: ils y dévoilent des facettes de leur intimité pour les faire valider par leurs amis, grâce aux options qui permettent d’exprimer des «j’aime» ou «je n’aime pas» en un clic.

Ils veulent se faire remarquer et faire réagir les autres, sur le modèle de Google qui valorise ce qui est le plus consulté. C’est une sorte de «googlisation» de l’estime de soi. «Internet n’est pas forcément la cause de ces comportements, analyse la psychologue lausannoise Adriana Bouchat-Trezzini. Il s’agit également d’un reflet de notre société et de la télé-réalité, qui valorise les jeux de rôles et dans laquelle on devient quelqu’un si l’on parle de nous. Les jeunes ne font qu’imiter cela.»

Quelles seront les conséquences de la fréquentation assidue des réseaux sociaux sur l’identité des jeunes? «Il est difficile d’imaginer que cela n’aura pas d’influence dans leurs relations à autrui, estime Olivier Glassey. Ils passent un temps énorme sur ces plateformes, qui représentent une forme inédite de sociabilité.» Peut-être le terme «ami» va-t-il changer de sens à cause de Facebook? Vont-ils développer d’autres mots ou rituels pour désigner les amitiés réelles? Si davantage de recul est nécessaire pour le savoir, les experts considèrent déjà que les adolescents actuels représentent une génération sacrifiée sur l’autel des nouvelles technologies. «Il s’agit d’un univers nouveau, face auquel la société n’a pas encore inventé de règles éthiques, déplore Olivier Glassey. Les adolescents découvrent ces nouvelles technologies à un âge où leurs sentiments sont exacerbés et où ils cherchent à transgresser les limites.» Mais ce qu’ils inscrivent sur la toile y restera.
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Trois questions à Olivier Halfon
Pédopsychiatre et chef du Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au CHUV

Pourquoi les jeunes se lâchent-ils sur l’internet?

A partir du moment où on ne voit pas l’autre physiquement, il est nettement plus facile d’exprimer ce que l’on ressent et de rentrer dans l’intimité d’autrui. La période de l’adolescence est caractérisée par l’éveil de la sexualité et par l’agressivité, liée à la transgression des règles. A l’abri du regard parental, l’internet accentue ces comportements.

Se faire insulter sur le net est-il plus traumatisant?

Les boucs émissaires ont toujours existé dans les écoles. Mais autrefois, les attaques étaient des rumeurs qui circulaient entre quelques personnes dans le préau. Maintenant, il s’agit d’articles, de photos ou de vidéos, vus et commentés par toute l’école — ce qui représente parfois plus de 1000 personnes — en direct! C’est beaucoup plus violent pour un jeune et il peut en découler de sérieux problèmes d’autoestime.

De nombreux parents ignorent ce que racontent leurs enfants sur les réseaux sociaux. Qu’en pensez-vous?

Je trouve cela normal. Les parents et les adolescents n’appartiennent pas au même monde et chacun doit respecter l’autre. Les jeunes ont besoin de se créer leur propre espace d’intimité pour se construire. Les «chats» font maintenant partie de ce processus . A l’image d’un journal intime, les parents ne doivent pas s’y introduire, à moins que l’enfant ne dépasse les bornes.
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«jte kiffe ma bestah!»

Les adolescents utilisent leur propre vocabulaire et code d’abréviations sur le net, qui s’apparente au langage SMS. Le «leet speak» (écriture mélangeant lettres et chiffres) devient toujours plus présent et les adaptations de l’anglais sont nombreuses. Lexique pour les plus de 25 ans.

Manifester son affection

Bestah / bestou: Meilleur(e) ami(e)

Chiwi: Chéri

Jtm, tème, jeu thème: Je t’aime

Kiffer: Aimer

Sistaaa: Soeur

Jtpqtom: Je t’aime plus que tout au monde

Exprimer un état

Reb: Saoul

Deker: Ivre ou «dans un état second»

Bad-triper: Angoisser

Qualifier une personne

Un noob: Un débutant (dans le sens péjoratif de «nul»)

Un troll: Un perturbateur sur un forum

Un no life: Une personne passant la plupart de son temps libre sur internet

Leet Speak (écriture à base de chiffres)

2m1: Demain

L33t: Elite, «les meilleurs»

B1: Bien

C2 labal: C’est de la balle, c’est génial

Autres abbréviations

Xxdr: Exploser de rire

Ptdr: Péter de rire

Omg: O my god

Tmtc: Toi-même tu sais,

signifiant «on se comprend»: Vnr Enerver

Kdl: Que dalle, rien

Tg: Ta gueule

Nc: No comment
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Une version de cet article est parue dans l’Hebdo.