Epoque paradoxale, où l’on proclame la mort de Dieu tout en ne cessant pas d’invoquer les cieux. Derniers exemples en date avec la Coupe du monde de football et la mort de Nicolas Hayek.
Chassez la foi divine par le parvis des églises, elle reviendra par des portes séculières. Celles du business ou celles du sport, par exemple. Ou celles de la politique, mais alors de façon plus exceptionnelle, dans les conditions d’une guerre ou d’une dictature fraîche et joyeuse.
Le besoin de croire s’avère en effet tragiquement irréductible dans le spectre des comportements humains, même s’il y change subtilement de forme et d’intensité suivant les temps et les lieux. Un besoin de croire qui désigne sans doute aussi le besoin de s’agenouiller, et celui de déléguer à quelque instance immanente la responsabilité délicate d’être au monde.
Notre époque est paradoxale sur ce point. Si elle proclame volontiers la mort du Tout-Puissant traditionnel qui se serait recyclé dans la Marchandise, elle se révèle simultanément idolâtre à maints égards, au point qu’il faudrait rectifier dans ce sens-là la formule attribuée à André Malraux posant que ce siècle-ci serait «spirituel» ou ne serait pas.
Prenez deux événements survenus en ce début d’été, je veux dire la mort de Nicolas Hayek, de portée planétaire comme on sait, et la Coupe du monde de football.
Sur la pelouse des stades en Afrique du Sud, le plus myope des observateurs n’aura pas manqué d’apercevoir de match en match un florilège de pratiques rituelles accomplies en permanence par les joueurs. Une sorte de prière gestuelle rudimentaire leur permettant d’en appeler, au-delà des gradins surchargés de supporters laïques, à l’Être supérieur qui leur vaudrait de réduire leurs adversaires en poussière absolue.
Il fut alors presque émouvant de vérifier, en voyant s’égrener tant de baisers sur tant de médailles portées au cou, tant de signes de croix furtifs et tant de regards éperdus de gratitude à l’adresse des nuées célestes, la persistante de la foi, fût-elle bling-bling, dans les maquis de la modernité sportive accablée de fric et d’anabolisants subreptices. Ah, que ne ferait le sacré pour se survivre, même sur le mode pathétique?
C’est à quoi l’on aura songé presque à la même période, c’est-à-dire vers le milieu de la compétition, juste après la mort de Nicolas Hayek. Alors les journalistes ont massivement libéré le surmoi calotin qui dort en eux si rarement. N’éloignant jamais vraiment leur prose habituelle du sermon, ni leurs nécrologies de l’oraison funèbre, ils se sont avancés cette fois-ci beaucoup plus loin — allant jusqu’à fusionner tous ces registres de langage en proportion de leur compagnonnage avec les univers de la finance et de l’économie.
C’est ainsi que le quotidien genevois le plus voisin de l’establishment local commença par informer ses lecteurs que le défunt résidait désormais dans ce séjour lyrique insigne compris entre «la Swatch et l’éternité». Avant de leur expliquer qu’il avait été le «messie» descendu des limbes entrepreneuriaux tout exprès pour venir sauver, dans les années quatre-vingts, la montre helvétique et ses façonniers d’alors en débandade.
Le «messie», autrement dit l’«oint du Seigneur», de l’hébreu mashia’h et de l’araméen meschikhâ, termes qui sont devenus en grec rien moins que khristos, le Christ. Un libérateur envoyé par Dieu, en somme, dans cette nouvelle paroisse globalisée dont le culte est la prospérité matérielle et la liturgie le marketing. L’usine à côté du stade. Un autre sport. Les choses en sont là. Diable…
