Chaque quinzaine, Christophe Gallaz s’introduit dans les coulisses du langage contemporain pour en dévoiler les mécanismes secrets. Aujourd’hui: l’interjection préférée des journalistes romands.
Les fins de surmoi sont difficiles, dans la vie réelle. Ailleurs aussi. Dans le monde médiatique, par exemple. A la radio, notamment. En Suisse romande aussi.
A vos débuts, quand vous embrassez la carrière de journaliste, vous êtes renseigné sur quelques savoir-faire jugés indispensables. Ainsi vous indique-t-on que les démarches de l’investigation ou de l’interview sont fondées sur des principes d’exactitude, de franchise et de loyauté.
Il s’agit en somme de ne tordre ni les faits tels qu’ils vous apparaissent progressivement, ni les dires de vos interlocuteurs. Et par-dessus tout, de ne pas diriger votre enquête ou vos questions de telle sorte que leurs résultats vous valident vous-même. Bref, rester neutre au maximum — puisque l’objectivité n’est pas de ce monde.
Or l’animal prédateur ancien dort d’un sommeil fort léger dans le journaliste moderne. Il s’y réveille dès lors qu’il faudrait réaffirmer, sous le regard des hiérarchies éditoriales dominantes ou sous l’empire du narcissisme consubstantiel à la société du spectacle, quelque rage de vaincre archaïque.
La présence à la Radio romande d’un mot particulier l’illustre. C’est «hein». Ecoutez donc. Cette interjection revient toutes les deux ou trois phrases dans le discours de ses énonciateurs. Et constitue le signifiant discret de maintes émissions dites d’information du genre Forum, qui sont essentiellement constituées d’interviews.
«Hein» n’a l’air de rien mais est pervers. Toute sa force est dans cette équation. Le terme semble instaurer les tonalités de la familiarité complice bien qu’il établisse, sur un mode quasiment énergétique, un pouvoir subreptice en faveur de quiconque le prononce.
Quand vous ponctuez votre adresse à quelqu’un de «hein» récurrents, vous vous instituez face à lui comme le commissaire de service. Vous visez le statut du plus fort et du plus malin, et les tactiques à votre disposition sont multiples.
En usant du «hein», soit vous invitez votre interlocuteur à répéter une chose que vous feignez avoir mal entendue. Soit vous renforcez une question dont vous supposez qu’il n’y répondrait pas sans votre insistance. Soit vous manifestez votre incrédulité fondamentale en exprimant par là votre surprise ou votre étonnement. Soit vous êtes assez sûr de vous pour n’envisager qu’une réplique affirmative à vos questions. Soit vous conférez, à la part que vous prenez dans la conversation, les allures de l’ordre ou de la menace.
Je n’invente rien. Toutes ces variantes sont inspirées par les définitions du vocable énoncées dans Le Petit Robert. Ainsi va tout un petit pan de la presse sous nos latitudes, emportant dans ses registres tout un petit pan de l’opinion publique. Une pitbullisation bonhomme qui transforme les pratiques de l’échange en processus de prédation furtive et de pouvoir. Rompez.
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A lire aussi, le débat Facebook «Contre l’usage systématique du « hein » sur la RSR».
