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L’art de raconter des histoires pour convaincre

Pour séduire investisseurs et consommateurs, les entreprises ont de plus en plus recours aux techniques du storytelling. Exemples, entre auto-mythologie et vérité.

large100610.jpg«Notre objectif est d’apporter une contribution indispensable pour soulager les souffrances, améliorer la qualité de vie des patients et même sauver des vies», écrit Daniel Vasella dans le dernier rapport annuel du groupe Novartis. Avant de poursuivre un peu plus loin: «Depuis 2000, nous fournissons gratuitement aux malades de la lèpre du monde entier les médicaments nécessaires, en collaboration avec l’OMS. A la fin 2009, ces donations, totalisant 60 millions de dollars, ont soigné 4,5 millions de patients.» Novartis comme acteur majeur de la coopération au développement dans le monde?

Le mythe qui se construit par le biais de cet acte de foi intervient en réaction aux critiques lancées par la société civile et les ONG contre le groupe bâlois: politique salariale inéquitable dans les pays émergents, cherté des médicaments qui les rendent inaccessibles aux plus pauvres, rôle surdimensionné de Daniel Vasella.

«La citoyenneté fait partie intégrante de la stratégie, et elle est la clé du succès, commente Isabel Guerra, porte-parole de Novartis à Bâle. Nous le communiquons volontiers à nos partenaires et à nos actionnaires.»

Raconter cette collaboration avec l’OMS permet de faire passer la vision de la multinationale, mais aussi ses représentations. «Le mythe de la conscience sociale de l’entreprise, en l’occurrence de Novartis, vient s’ajouter aux chiffres, et apporte une composante émotionnelle, humaine à la firme, explique Mario Schranz, chercheur à l’Institut de sociologie de l’Université à Zurich. Il participe de la réputation de l’entreprise.» Ces mythes s’adressent aussi bien au consommateur qu’à l’investisseur. «Avant de miser sur une société, l’investisseur fera un mix entre la rentabilité et la sécurité, souligne François Courvoisier, professeur en marketing et en management à la Haute Ecole de gestion Arc de Neuchâtel. Mais il sera également sensible à des aspects plus émotionnels, comme une longue et solide tradition ou une collaboration avec des œuvres humanitaires.»

L’histoire fait appel aux émotions Cependant, la mythologie ébauchée dans un très sérieux rapport annuel n’est que le reflet marginal d’une tendance bien plus large, de ce que l’on appelle aujourd’hui le storytelling ou l’art de raconter des histoires. L’objectif est d’énoncer des récits simples à fort pouvoir de séduction pour faire passer des messages complexes. Né vers la fin des années 1990, ce mouvement a été la réponse de l’économie aux mouvements antimondialistes qui prenaient pour cible les marques. Afin de défendre leur réputation et leur image auprès des consommateurs, celles-ci ont commencé à raconter de belles histoires, édifiant ainsi une automythologie positive. «Pour promouvoir une entreprise ou un produit, marteler un logo ou un slogan ne suffisait plus, puisque toutes les marques le faisaient, relève François Courvoisier. Dire «nous sommes moins chers» n’était plus convaincant, ni vraiment crédible, puisqu’en cherchant bien on peut toujours trouver moins chers que vous. Il fallait atteindre les gens dans leur fibre émotionnelle.»

A l’exemple de la marque anglaise Regent’s Park, qui commercialise des produits typiquement anglais tels que du pain de mie, des scones ou du thé. Elle a fait du storytelling une ample stratégie: chaque emballage vendu raconte une histoire. Sur les boîtes de thé, on peut lire les aventures d’un pauvre jardinier qui, las de voir ses maîtres jeter dans ses plantes le thé qu’il trouvait insipide, partit lui-même en Inde sélectionner les thés les plus raffinés.

Une bonne histoire donne aux consommateurs l’envie de la raconter plus loin. «Elle crée du buzz et augmente la notoriété de la marque, affirme David Sadigh, fondateur de IC-Agency, société de conseil en marketing en ligne à Genève. Je me souviens d’une conciergerie de luxe qui faisait sa publicité en se vantant d’avoir trouvé en deux heures pour Jennifer Lopez les flamants roses albinos qu’elle exigeait pour l’une de ses soirées. L’histoire a fait le tour du monde en un rien de temps.» En s’adressant aux émotions, le récit, à l’instar des images, s’inscrit plus durablement dans la mémoire que les chiffres et les faits. «Des études ont montré qu’on avait 55% de chances en plus de voir un concept mémorisé lorsqu’on passe par une image plutôt que par des faits bruts, souligne David Sadigh. D’autres armes comme la métaphore permettent des résultats du même ordre.»

«La légende s’adresse à la mémoire à long terme, renchérit Maxime Morand, directeur des ressources humaines chez Lombard Odier Darier Hentsch. Le taux de mémorisation est énorme quand on structure le message. Et le récit permet justement de structurer le message.» Le fin du fin est de faire raconter l’histoire par un tiers neutre. «Pour être efficace, un message ne doit pas être diffusé par l’entreprise, ni même par les médias, mais par un expert, une ONG, dit Mario Schranz. Ou mieux encore, par un porteur d’opinion sur le web.»

Un puissant outil de management «Je connais le directeur des ressources humaines d’une banque privée qui raconte, à chaque candidat se présentant pour un poste, l’histoire du fondateur de l’établissement, un homme apprécié de tous pour sa bienveillance et son sérieux, raconte Jean-Marc Guscetti, formateur en entreprise et fondateur de JMG conseils, qui a tout récemment donné un cours de storytelling à HEC Genève. Cela permet à ce DRH de communiquer simplement et clairement la culture et les valeurs de l’entreprise, à savoir la gentillesse et la conscience professionnelle.»

En outre, le mythe fondateur a une vertu fédératrice au sein d’une entreprise. Chaque collaborateur se sent ainsi appartenir à une entité qui a un sens. «C’est lié à la manière dont on veut être perçu par l’extérieur, explique Maxime Morand. Le récit, c’est: comment je me raconte à moi-même que je suis bien dans mon entreprise, comment j’appartiens à une communauté solidaire, comment je développe ma fierté face à la concurrence.»

«Des expériences de psychologie sociale ont montré que si les employés avaient une histoire autour de laquelle se fédérer, leur loyauté et leur motivation augmen­taient», renchérit David Sadigh. Mais attention à ce que ces histoires disent la vérité. Mentir, c’est catastrophique. L’entreprise perd toute crédibilité et le dégât d’image est terrible. «Le risque majeur, poursuit-il, est de créer un buzz négatif qui rompt le lien de confiance entre la marque et le consommateur, entre l’entreprise et ses employés.» La règle numéro 1 en matière de storytelling? Délivrer ce que le récit promet.
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«Une entreprise peut toujours raconter une histoire»

Spécialiste en communication, Patrick Rohr donne des cours en storytelling pour managers et politiciens. Il a auparavant été rédacteur et modérateur des émissions «Schweiz aktuell» et «Arena». Interview.

Vos trois meilleures histoires d’entreprise?
L’histoire des glaces américaines Ben&Jerry est très bonne. Elle raconte comment deux hippies et amis d’enfance, Ben Cohen et Jerry Greenfield, fondent leur entreprise après avoir investit 5 dollars pour suivre un cours à distance de fabrication de glace. Pareil pour Blacksocks, qui raconte comment l’embarras a inspiré son fondateur, Samy Liechti: lors d’une cérémonie de thé organisée après un meeting avec des clients japonais, il remarque que l’une de ses chaussettes est presque trouée — et qu’il n’est pas le seul… Finalement, la nouvelle identité de Credit Suisse réussit très bien à transmettre ses valeurs de tradition et d’innovation.

Quelle est la pire erreur que l’on peut commettre?
Ne pas faire de storytelling. Une entreprise peut toujours raconter une histoire, même si elle n’a pas une longue histoire… Il ne faut pas simplement faire une chronologie, mais développer une dramaturgie. Utiliser des petits détails qui peuvent rendre l’histoire concrète, comme par exemple: «Nous avons commencé avec un grand calendrier sur le mur…» Le plus important: transmettre une image forte et des émotions. Et ne jamais mentir.

Les réseaux sociaux en ligne permettent la propagation de buzz et de publicités virales. Cela change-t-il le type d’histoires d’entreprise?
Pas vraiment. Les réseaux servent à soigner le contact avec les clients, mais ne sont pas adaptés au storytelling. Une bonne histoire doit véhiculer des émotions et parler de l’humain. Ces éléments n’apparaissent pas dans les publicités virales. La nouveauté, c’est que le storytelling se professionnalise.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Swissquote (no 2).