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Le témoignage de Joseph Spring, seconde partie

Largeur.com publie le témoignage de Joseph Spring face au Tribunal fédéral. Dans la première partie, à lire ici, il racontait comment il avait été refoulé par les douaniers suisses et livré aux Allemands en compagnie de ses deux cousins.

Il décrit maintenant sa déportation à Auschwitz:

«Nous avons passé cinq jours à Drancy. Le 17 décembre, 850 hommes, femmes et enfants ont été regroupés, enfermés dans un train constitué de wagons à bestiaux, envoyés à Auschwitz. Mon petit cousin Sylver gardait notre ration de pain et nous n’utilisions cette réserve qu’avec parcimonie.

Comme les wagons étaient bondés, il y faisait assez chaud. Les conversations entre déportés portaient sur la peur de l’avenir, la soif, la vie avant la guerre, etc. Uriner était difficile, car il n’y avait pas de toilettes. Tout coulait entre les fentes.

Après un voyage qui a duré au moins un jour et demi, le train s’est arrêté et les portes ont été ouvertes. Dehors la nuit tombait, un froid glacial entrait dans le wagon. Des voix criaient: «Raus, raus, raus!» Ceux qui hésitaient ont tout de suite reçu des coups de matraque.

A peine dehors, on nous a dit: «Laissez vos bagages sur le quai.» Ceux qui ne réagissaient pas assez vite recevaient de nouveaux coups. Des SS circulaient entre nous avec leurs chiens. Et tout d’un coup, nous avons vu des hommes en habits rayés emmener nos bagages. Comme l’un de nous s’adressait à l’un d’eux, ce dernier a répondu: «Tais-toi, tu ne sais donc pas où tu es!»

Plus tard, par haut-parleur: «Vous allez être amenés dans un camp de travail. Ceux qui sont fatigués ou malades seront transportés par camion. Les autres doivent marcher.» Henri le tuberculeux s’est annoncé et son petit frère Sylver a voulu rester avec lui. Nous avons formé deux colonnes.

La dernière fois que j’ai vu Henri et Sylver, c’est au moment où Sylver qui partait avec son frère m’a lancé ma part de pain. Le morceau est tombé entre nous. Puis, sur le sol gelé, il a lentement glissé dans ma direction.

Notre colonne est passée lentement près d’un SS. Du pouce, il montrait la droite ou la gauche. Son bras était soutenu par un bandeau, car son pouce travaillait depuis longtemps. La droite ou la gauche signifiait la mort ou la vie.

Pour mes deux cousins, la chaîne des malheurs s’est terminée au moment où un SS a verrouillé derrière eux la porte de la chambre à gaz. Eux et beaucoup d’autres sont alors morts étouffés.

Moi, au contraire, j’ai été au camp de concentration. J’ai survécu non seulement à la première sélection sur le quai, mais à toutes les sélections suivantes pour lesquelles nous devions nous présenter nus devant un SS inspectant la qualité de nos muscles. J’ai survécu à la marche de la mort d’Auschwitz à Gleiwitz en janvier 1945. J’ai survécu encore à un voyage en train dans des wagons ouverts. J’ai survécu au camp de Turmalin, puis à une autre marche de la mort dans le Harz vers Magdebourg et j’ai été libéré par les troupes américaines en avril 1945.

La question que je me pose est la suivante: en quoi nous trois traversant la frontière en novembre 1943 avons-nous menacé la Confédération helvétique? Pourquoi était-il nécessaire que des fonctionnaires suisses nous envoient à la mort?

Une excuse peut suffir quand on marche par inadvertance sur le pied de sa danseuse, mais quand on est envoyé à la mort par la collaboration active des autorités douanières suisses, il s’agit d’autre chose. Pour cela, je n’attends pas une excuse, j’attends justice. La justice signifie reconnaître que dans mon cas, un délit a été commis.»

Joseph Spring
Traduction Daniel de Roulet