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Trop de profs étrangers dans les universités?

large110510.jpgD’abord, c’était les minarets, maintenant les tours d’ivoire. Fraîche de sa victoire contre les symboles de l’islam en Suisse, l’Union démocratique du centre (UDC), parti de droite notoire pour sa politique nationaliste, a accusé l’Université de Zurich d’avoir dans sa faculté trop de professeurs de nationalité allemande. Ne mâchant pas ses mots, l’UDC s’est plainte de «magouilles allemandes» qui favorisent un afflux croissant d’Allemands aux dépens de candidats helvétiques.

Il n’est guère surprenant que ces doléances aient vu le jour alors que les Zurichois se préparaient à élire leurs Conseils municipaux le 7 mars. L’anti-germanisme reste une arme efficace dans une région où les complexes vis-à-vis du grand voisin du Nord sont rarement loin de la surface, d’autant plus que le nombre d’Allemands qui s’installent outre-Sarine est en forte croissance. En ville de Zurich, la population allemande a triplé à 30’000 entre 1997 et 2007, grâce notamment aux accords de libre circulation qui permettent maintenant à tout Européen de travailler en Suisse sans autre.

Venant quelques semaines après le vote du 29 novembre interdisant la construction de minarets en Suisse, une décision qui a fait du bruit sur tous les continents, le dernier cinéma de l’UDC a provoqué de vives réactions. Plus de 200 professeurs ont signé une annonce dans la «Neue Zürcher Zeitung» dénonçant la «rhétorique raciste et xénophobe» de l’UDC. Le parti, disent-ils, met en danger «ce qui rend notre ville et notre pays agréable à vivre: le voisinage amical de différentes cultures». Andreas Fischer, recteur de l’Université de Zurich, a déclaré que, pour lui, la présence de collègues étrangers était «une évidence», en ajoutant: «L’Université de Zurich tient à avoir un bon mélange de nationalités dans son corps enseignant.» En 2008, 50% étaient Suisses, et 34% Allemands.

Traitant les propos de l’UDC d’«absurdes» et «odieux», le conseiller national vaudois Jacques Neirynck considère que «si dans une période de mondialisation technologique et scientifique on veut être à la pointe, il faut recruter au niveau international, pas selon la nationalité. L’UDC ne comprend pas que notre économie dépend de la qualité de nos écoles; elle préfère que nos universités deviennent provinciales.»

Les universités suisses attirent les Allemands avec des salaires qui sont souvent plus généreux qu’en Allemagne. Sans parler de leur qualité: les classements internationaux les mettent généralement au même niveau que les grandes académies germaniques, parfois même en dessus. De par son programme scolaire, l’Uni de Zurich dépend plus de la langue allemande que sa voisine, l’EPFZ, qui peut se permettre d’engager des chercheurs du monde entier pour enseigner l’ingénierie et les sciences, sans exiger qu’ils parlent la langue régionale. Pour enseigner le droit ou la littérature allemande à Zurich, par contre, il faut maîtriser l’allemand.

Il n’y a rien de neuf dans tout cela. Peter von Matt, professeur émérite de littérature allemande à l’Uni de Zurich, rappelle qu’à son ouverture en 1833, l’école ne comptait que des professeurs allemands. En 1930, le géographe français Emmanuel de Martonne constatait qu’un quart des professeurs d’université en Suisse étaient des étrangers. Jakob Tanner, historien suisse à l’Uni de Zurich, a souligné dans une interview au «Temps» que «notre pays a profité de chercheurs formés venus d’Allemagne pour s’établir comme centre de référence scientifique international».

Le problème ne se pose pas de la même manière en Suisse romande, d’une part parce qu’il n’existe pas de rivalité culturelle avec le voisin comparable à celle qui anime les Alémaniques, d’autre part parce que la France est un terrain moins fertile pour le recrutement de professeurs de haut niveau. «C’est une préoccupation très alémanique que nous ne connaissons pas et dont nous ne vivons pas de parallèle avec la population française de l’EPFL, explique Jérôme Grosse, porte-parole de l’EPFL. C’est sans doute accéléré par la crise économique et la montée du chômage.»

Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), le nombre de professeurs d’origine étrangère ne cesse d’augmenter. Depuis 2005, plus de 50% des nouveaux engagés viennent d’un autre pays — et dès 2011 les enseignants étrangers seront majoritaires. A l’horizon 2018, la plus importante concentration d’étrangers se trouvera en sciences économiques (75%), sciences techniques (62-64%) et sciences exactes et naturelles (63-65%), alors que les Helvétiques resteront majoritaires en droit et médecine.

Paradoxalement, il y a en même temps une émigration de professeurs suisses vers l’étranger. Presque 800 enseignent actuellement dans les universités allemandes — alors que les Allemands qui remuent le monde politique en Suisse ne sont que 600!

Dans les milieux académiques suisses, on souligne que l’importante présence d’étrangers révèle une lacune interne. Le quota de bacheliers en Suisse est l’un des plus bas d’Europe; en plus, les conditions de travail pour les chercheurs sont difficiles et décourageantes. «Beaucoup de travail pour peu d’argent», résume la «Neue Zürcher Zeitung». Thomas Bieger, vice-président de l’Université de Saint Gall, se lamente que «nous n’arrivons pas à trouver le nombre de doctorants suisses que nous souhaitons vraiment».

L’Université de Berne a récemment pris des mesures pour améliorer les conditions de travail et financières pour les jeunes doctorants. De telles mesures exigent bien sûr des moyens. Ceux qui se soucient du manque de Suisses dans nos facultés pourraient donc commencer par se demander si eux font assez pour rendre la carrière de chercheur et enseignant aussi attirante pour les jeunes qu’un fauteuil dans une banque.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.