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Coupe de l’America: la science derrière Alinghi

La prochaine Coupe de l’America verra s’affronter des multicoques aux dimensions gigantesques. De la modélisation informatique aux tests sur les matériaux, les laboratoires doivent relever de nouveaux défis. Reportage.

large301209.jpgJuillet 2007, baie de Valence: Alinghi remporte sa deuxième Coupe de l’America successive face au défi néo-zélandais. Deux ans et demi plus tard, tout est à reconquérir pour le Defender helvétique. Les règles du jeu ont changé avec l’adoption de nouveaux bateaux. Les deux multicoques high-tech qui devraient s’affronter en février prochain n’auront en effet plus grand-chose de commun avec leurs prédécesseurs monocoques, flanqués à l’époque d’une lourde quille.

Oublié l’ancien règlement qui limitait strictement la liberté des concepteurs. Désormais, seule la longueur maximale du bateau est formellement définie. Autrement dit, toutes les innovations techniques sont permises, en vertu du «Deed of Gift» – le document fondateur de la Coupe de l’America, dépoussiéré pour cette édition. Premier constat visible: chaque équipe a sa propre interprétation du multicoque ultime, puisque Oracle s’en remet à un trimaran, alors qu’Alinghi a choisi la voie du catamaran.

Pour l’aider dans ses développements et ses choix technologiques, le team suisse collabore depuis 2000 avec l’EPFL. Plusieurs laboratoires du campus sont impliqués, dans des domaines aussi variés que les matériaux composites, les mesures optiques, l’imagerie vidéo, l’aéro- et l’hydrodynamique ou encore le calcul des probabilités.

«Pour notre campus, ce partenariat permet de valider des solutions habituellement cantonnées en laboratoire, explique Pascal Vuilliomenet, coordinateur des projets en partenariat avec l’EPFL. Sans des projets comme Alinghi, nous n’aurions ni les moyens ni la possibilité de tester toutes nos innovations sur le terrain, en grandeur nature, avec des répercussions industrielles aussi concrètes.»

Quant au team Alinghi, il tire évidemment parti de la collaboration établie avec le campus: «Les recherches menées par les laboratoires de l’EPFL débouchent régulièrement sur des solutions applicables, qui permettent d’améliorer notre bateau. Les laboratoires représentent une extension de notre Design Team», relève à ce propos Grant Simmer, design coordinator chez Alinghi.

L’occasion de préciser, si besoin est, que l’EPFL ne fabrique pas directement les éléments du voilier. Le défi helvétique dispose pour cela de sa propre cohorte d’ingénieurs et d’ouvriers spécialisés. Il décide librement des choix techniques et gère la construction dans son chantier de Villeneuve, et confie la fabrication de certains éléments à des entreprises suisses – près de 250. L’EPFL a comme première mission d’explorer des pistes de recherche, de proposer des solutions, de les expérimenter à l’échelle de ses laboratoires et d’en assurer le transfert vers une application concrète – le voilier – en collaboration avec les ingénieurs d’Alinghi et des partenaires industriels.

Avec un mât en carbone qui culmine à 50 mètres – l’équivalent d’un bâtiment de 18 étages – et des vitesses de pointes qui devraient avoisiner les 25 nœuds (contre 15 nœuds en monocoque), les contraintes dynamiques ne sont plus les mêmes qu’auparavant. L’objectif réside comme toujours dans le mariage idéal de la rigidité et de la légèreté. Autrement dit, il faut trouver le meilleur point d’équilibre entre performance maximale et fiabilité, en flirtant avec la limite.

Sur le nouveau catamaran, l’étape cruciale de la fabrication du mât et de la coque – une structure en nid-d’abeilles entourée de fibre de carbone – a focalisé l’attention du Laboratoire de technologie des composites et polymères (LTC): «L’étape de la mise en œuvre joue un rôle essentiel dans la qualité finale du matériau, explique Véronique Michaud, chercheuse au LTC. Nous avons beaucoup réfléchi à la manière d’optimiser cette étape.» Concrètement, la structure est placée dans un moule et chauffée sous vide pour devenir solide. «Pour un résultat optimal, il faut que la chaleur soit répartie de façon parfaitement uniforme sur toute la surface de la coque. L’intégration de kilomètres de fibre optique équipée de senseurs permet de calculer en temps réel les contraintes subies par le matériau. Avec cette technologie déjà étrennée en 2007, l’étape du moulage a pu être encore affinée et mieux surveillée.»

«Dans le cas d’Alinghi, le savoir-faire en matière de matériaux composites est tel que ces connaissances peuvent aisément être transposées dans le domaine de l’aérospatial, alors qu’habituellement, on observe plutôt l’inverse, avec un secteur aéronautique à la pointe de l’innovation», note Jan-Anders Månson, directeur du LTC.

La Chaire de modélisation et calcul scientifique (CMCS) contribue au développement de la meilleure forme géométrique possible pour les divers éléments du bateau. Son objectif consiste à optimiser l’écoulement des fluides (eau et air) pour diminuer au maximum la résistance. Pour l’édition 2010, la difficulté augmente d’un cran: «Par rapport à 2007, la vitesse et la taille du bateau sont beaucoup plus importantes. Or, ces deux facteurs compliquent nettement les calculs pour la modélisation de l’écoulement, tout particulièrement dans l’eau, explique Alfio Quarteroni, directeur du CMCS. En d’autres termes, le niveau de turbulence autour de la coque est beaucoup plus élevé qu’avec le bateau de 2007.»

Il en résulte des équations à plusieurs centaines de millions d’inconnues. Une avalanche de données que même les stations de travail les plus puissantes peinent à digérer. C’est donc surtout en amont qu’interviennent les chercheurs de l’EPFL, en s’efforçant d’améliorer les outils mathématiques à leur disposition pour livrer à l’ordinateur des modèles et outils numériques toujours plus précis et performants, et donc moins gourmands en ressources machine. Une fois les calculs effectués, il s’agit encore d’interpréter et d’analyser les résultats, un travail de spécialiste également effectué par l’EPFL en collaboration avec Alinghi.

La contribution de l’école est loin de se limiter à la conception originale du catamaran. Une fois la mise à l’eau effectuée, la task force du campus continue d’interagir étroitement avec le team Alinghi. Des modifications sont entreprises sur le bateau parfois jusqu’à la veille de la course, en fonction de son comportement en condition de navigation.

Autre innovation apportée par l’EPFL, la modélisation des voiles en trois dimensions, qui utilise une seule et unique caméra. A partir de la séquence filmée, l’ordinateur reconstruit virtuellement la forme tridimensionnelle de la voile et ses déformations en suivant le mouvement de points de référence. Cela permet d’analyser son comportement pour en améliorer les réglages, voire la conception. «Ce système permet de vérifier, à partir d’une simple séquence vidéo, si ce que l’on voit est bien ce que l’on a prévu de voir», résume Pascal Fua, directeur du Laboratoire de vision par ordinateur (CVlab).

Déjà étrenné en 2007, le logiciel de l’EPFL a été nettement amélioré pour cette édition, comme l’explique Konstantin Startchev, ingénieur au CVlab: «L’ancienne interface n’était pas adaptée à une utilisation en mer dans un contexte sportif, car il fallait sélectionner des points de référence manuellement. Le nouveau logiciel est plus automatisé et plus ergonomique et peut être utilisé facilement sur le bateau, pendant les phases de test. Le programme fonctionne en temps réel, à 30 images par secondes. C’est un outil très pratique pour corréler précisément la forme de la voile avec la vitesse et la direction du vent, et donc développer la meilleure voile possible.»

Dans telle ou telle configuration météo, est-il préférable de partir à droite ou à gauche? Pour répondre à cette question et adopter la meilleure tactique de course, l’équipage d’Alinghi peut une fois encore s’appuyer sur des recherches effectuées dans la haute école lémanique. Grâce aux travaux de la Chaire de probabilités (PROB), l’aléatoire cède la place à la stratégie. Lors de l’édition de 2007, à partir de relevés météo très complets (vitesse du vent, température, etc.) effectués sur le site de Valence, l’équipe du professeur Robert Dalang avait développé un outil d’aide à la décision suggérant au tacticien d’Alinghi les meilleures options, d’un point de vue strictement mathématique.

Et voilà qu’un nouveau cap est sur le point d’être franchi, comme l’explique Robert Dalang: «En 2007, notre approche consistait à minimiser le temps de course indépendamment de la présence de l’autre bateau. Cette fois, nous cherchons à tenir compte du fait que chaque bateau cherche à prendre l’avantage sur l’autre, tout en respectant certaines contraintes. Il a donc fallu traduire le règlement de l’épreuve (règles de priorités, manœuvres interdites, etc.) en langage mathématique. Ce nouveau modèle à deux bateaux engendre des calculs beaucoup plus complexes.»

Lors de la course de 2007, de l’aveu du team Alinghi, le travail mené en amont sur les probabilités avait porté ses fruits, se révélant fort utile à l’équipage. «Ce type d’informations permet de conforter le navigateur dans son intuition, ou alors d’exprimer une vue différente du scénario qu’il avait imaginé, constate le professeur Dalang. C’est une récompense magnifique que de voir notre travail – a priori très abstrait – déboucher sur une utilisation aussi concrète!»