KAPITAL

Philippe Gaydoul: Denner d’acier

Le patron milliardaire de Denner attaque sur tous les fronts. Après avoir vendu son entreprise à Migros et racheté les chaussures Navyboot, il vient de s’offrir les collants Fogal, tout en présidant depuis l’été la Fédération suisse de hockey. Portrait d’un hyperactif discret.

A l’âge où les garçons rêvent encore d’un destin d’astronaute ou de cascadeur, Philippe Gaydoul avait déjà trouvé sa voie. Pour cet écolier dissipé, la grande aventure s’appellera Denner, l’entreprise de son grand-père Karl Schweri. De déballage de cartons en collage d’étiquettes, le jeune homme travaille très tôt dans la firme familiale, son univers. Quelques années plus tard, armé d’un modeste diplôme d’employé de commerce, il allait se voir propulsé par le patriarche aux commandes de l’entreprise, intronisé sous les ricanements, à seulement 26 ans.

Le Zurichois a accompli depuis, par son seul mérite, une carrière d’entrepreneur qui force le respect. En un peu plus d’une décennie, il aura en effet dopé les affaires du discounter helvétique en faisant tripler son chiffre d’affaires (près de 3 milliards de francs en 2008). Sous l’ère Gaydoul, Denner a délaissé son image vieillotte, rafraîchi ses surfaces de vente, étendu son assortiment aux articles de marque et aux produits frais, tout en maintenant des prix serrés. Parallèlement, les conditions d’embauche et de travail du personnel, autrefois sujettes à polémique, se sont améliorées.

Deux ans seulement après la prise de fonction de Philippe Gaydoul, le magazine économique Bilanz faisait remarquer — presque à contre-cœur — que le jeune patron n’avait commis aucune bourde notable, et que les ventes du groupe avaient augmenté de 20%… En 2005, nouveau coup de maître, Philippe Gaydoul rachète la chaîne Pick Pay de l’Allemand Rewe, ce qui accroît d’un tiers le chiffre d’affaires de Denner et vaut au jeune patron d’être officiellement adoubé par la presse économique: la Handelszeitung et Cash le désignent tous deux «Entrepreneur de l’année.» Plus récemment, la revente du groupe à Migros en 2007, saluée comme une stratégie habile et opportune, devrait permettre d’assurer la pérennité du groupe face aux nouveaux venus du secteur comme Lidl et Aldi.

Les succès n’effacent pas les souvenirs difficile des débuts. «Je ne voudrais pas avoir à revivre ma première année en tant que chef, avoue aujourd’hui Philippe Gaydoul, mais rétrospectivement, je comprends les réactions des gens; je n’avais aucune expérience de direction, pas de titre universitaire, pas même de grade militaire, je ne parlais aucune langue et je n’avais jamais été à l’étranger.»

Après une expérience comme caissier, puis comme gérant, le grand-père Karl Schweri avait jugé le jeune homme suffisamment mûr pour lui confier sa succession, le préférant à une cohorte de prétendants aux références prestigieuses — ultime pied de nez aux élites arrogantes que l’imprévisible dirigeant n’affectionnait guère. «J’ai eu de la chance, mais j’ai aussi énormément travaillé. Mon grand-père a été mon modèle. J’ai beaucoup appris à son contact, c’était une école très dure.»

Dans un premier temps exagérément autoritaire — de son propre aveu —, le mince jeune homme aux cheveux gominés gagnera pourtant rapidement la confiance et le respect de ses collaborateurs. «Je connais Philippe Gaydoul depuis sa naissance, témoigne Hans-Rudolf Brauchbar, 63 ans, actuel responsable des achats; j’ai pu observer l’ensemble de son parcours dans l’entreprise et j’ai toujours pensé qu’il réussirait en tant que chef. Il a une capacité d’écoute et de décision très supérieure à la moyenne. Avec lui, on ne s’embarrasse pas de longs rapports ou d’hésitations interminables. Il est capable de prendre la bonne décision en dix secondes. Et lorsqu’il a décidé quelque chose, l’application n’attend pas des semaines. Elle entre en vigueur le lendemain, voire le jour même.» Propos corroborés par son ami Thomas Matter, l’ex-manager de la banque alémanique Swissfirst: «Philippe est rapide, vraiment très rapide.»

Si Philippe Gaydoul tient toujours la barre de Denner, et cela jusqu’à la fin de cette année, sa reconversion est déjà bien amorcée. Via la société de participations Gaydoul Group, fondée en 2008, il se lance désormais dans une carrière d’investisseur. L’entrepreneur milliardaire, classé parmi les 115 plus grandes fortunes de Suisse, selon le magazine Bilanz, a racheté l’an dernier la marque suisse de chaussures Navyboot avec l’ambition de la développer à l’étranger. Sept nouvelles enseignes ont déjà été ouvertes en Allemagne et des projets d’implantation sont à l’étude dans d’autres pays d’Europe et, à plus long terme, aux Etats-Unis et en Asie.

Sur sa lancée, Gaydoul Group a acquis en octobre dernier la petite marque Fogal, active sur le segment haut de gamme dans le domaine des bas, tops, chaussettes et de la lingerie. Puisqu’il travaille encore chez Denner, Philippe Gaydoul consacre ses week-ends au développement de sa nouvelle société, lorsqu’il n’est pas accaparé par sa fondation, qui soutient financièrement les enfants malades en Suisse. Un agenda surchargé qui lui laisse pourtant le temps de remplir un mandat supplémentaire, celui de président de la Ligue suisse de hockey sur glace, poste qu’il occupe depuis cet été. Un choix stratégique? «On est venu me chercher. J’ai accepté avec enthousiasme car j’ai toujours adoré ce sport très populaire, je suis un vrai fan de hockey, même si je n’ai jamais joué moi-même.»

Malgré une série ininterrompue de succès, les proches du Zurichois, aujourd’hui âgé de 37 ans, assurent qu’il n’a pas changé. D’un naturel discret, l’homme vit le plus souvent retiré dans sa maison de Wollerau. Il fuit la presse people, ne fréquente pas les cocktails et réunions mondaines, préférant consacrer son temps libre à son épouse — rencontrée à la cantine de Denner — et à son fils de 5 ans. De son grand-père, Philippe Gaydoul a hérité une forme d’aversion terrienne pour l’univers de la finance: «Je me considère comme un entrepreneur, pas comme un manager. La différence, c’est que je réfléchis à long terme et que je mets en jeu mon propre argent. Certes, j’aime le risque, synonyme de plaisir, mais quand je prends une décision, il faut d’abord que je la ressente avec mes tripes.» Un temps pressenti pour reprendre le club de football endetté des Grasshoppers, le Zurichois avoue avoir fait une croix sur ce projet, car le «feeling n’y étais plus».

«Philippe a du flair, témoigne sa mère Denise Gaydoul, également administratrice de Gaydoul Group. Il dispose aussi d’une grande détermination, c’est un trait de caractère qu’il a développé très jeune. Il ne brillait pas à l’école, où il s’ennuyait, mais il s’est engagé autant qu’il a pu auprès de son grand-père. Dès l’âge de 12 ans, il avait clairement décidé de faire carrière chez Denner.»

Rebelle dans l’âme, ce fils unique, huguenot par son père, s’est aussi souvent distingué par son opposition aux excès outranciers du capitalisme, en suivant (encore) la voie du grand-père, lequel avait à cœur de défendre les intérêts des petites gens. L’histoire retiendra la mise au ban des chocolats Cailler, boycottés en raison de leur coût excessif et de leur emballage jugé trop sophistiqué. Plus récemment, ce sont les prix pratiqués en Suisse par les grandes marques, très audessus de ceux affichés dans les pays voisins, qui ont agacé le CEO de Denner. L’entreprise en a fait état, par la voie de Hans-Rudolf Brauchbar, lors de l’émission de télé alémanique Kassensturz.

Philippe Gaydoul continuera de siéger au conseil d’administration de l’entreprise familiale, tout en poursuivant sa carrière d’investisseur au sein de Gaydoul Group. Navyboot, Fogal, et ensuite? «J’ai de nombreux projets, laisse entendre l’intéressé. Ce qui est sûr, c’est que je continuerai à suivre mon instinct et mes envies. Pour m’intéresser, une marque doit d’abord me toucher émotionnellement.»
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Une version de cet article est parue dans l’Hebdo.