LATITUDES

La nanomédecine s’attaque au cancer

Minuscules récipients qui amènent les médicaments à l’intérieur des cellules, nanoparticules qui brûlent les tumeurs… La recherche laisse entrevoir de nouveaux traitements révolutionnaires. Zoom.

En médecine comme ailleurs, tout est question de taille. Dans la ligne de mire des nanomédicaments se profile un espace délaissé, situé entre l’échelle macroscopique de la chirurgie et la dimension moléculaire des médicaments. Malgré leur nom, les nanoparticules sont, avec une taille de 10 à 300 nanomètres (ou milliardièmes de mètre), bien plus grosses qu’une molécule thérapeutique. Et cette taille leur permet de développer des fonctionnalités multiples.

Les nanomédicaments fonctionnent comme des pièces de Lego que les chercheurs peuvent assembler pour combiner différents effets. Le secret de cette flexibilité? Le principe de la nanoboîte (ou «nanocontainer»), une sorte de coquille vide qui s’auto-assemble à partir de polymères ou de molécules de graisse et qui officie comme unité centrale du nanomédicament.

Il devient ainsi possible d’attacher des récepteurs à la surface du nanocontainer afin que celui-ci ne se fixe que sur certaines cellules cancéreuses. A l’intérieur, il transporte trouvent des molécules toxiques capables de tuer ses cibles. On peut même lui ajouter des marqueurs fluorescents ou métalliques pour visualiser la zone où le médicament se trouve dans l’organisme. Cette combinaison du traitement et de l’observation a même accouché du nouveau buzzword «theragnostics» (de thérapie et diagnostic).

Des nanoboîtes pour une livraison ciblée

«Notre premier but est la thérapie ciblée, explique Patrick Hunziker, médecin à l’hôpital universitaire de Bâle et président de la Société européenne pour la nanomédecine. Nous voulons que les substances actives soient uniquement délivrées là où elles doivent agir. Cela augmente leur efficacité et permet de diminuer les doses et, ainsi, les effets secondaires.» C’est toute l’idée de la «livraison intelligente de médicament»: utiliser un container pour transporter les substances au bon endroit dans l’organisme.

Premier avantage des nanomédicaments: ils possèdent une taille suffisante pour rester dans les artères et s’accumuler dans les tumeurs. Contrairement aux molécules anticancéreuses usuelles qui finissent dans tout le corps car elles sont trop petites et s’échappent des vaisseaux sanguins devenus poreux à cause de la maladie.

Deuxièmement, les récepteurs permettent de cibler les cellules cancéreuses, à l’instar des certains anticancéreux tels que l’Herceptin. De plus, les chercheurs peuvent également rajouter des marqueurs capables de stimuler, chez les cellules cancéreuses, l’absorption de la «boîte». Elle peut alors transporter les substances toxiques à l’intérieur même de la cible, où elles seront bien plus efficaces que depuis l’extérieur.
Dernier point, les substances transportées peuvent aussi viser une voie de signalisation précise, à savoir un processus biomoléculaire essentiel au développement du cancer. Grâce à ce ciblage sur quatre niveaux, l’équipe bâloise a pu multiplier l’efficacité du médicament par 100 lors de tests réalisés avec des cultures cellulaires.

Malgré leur jeune âge, ces recherches sont déjà bien avancées. A Bâle, les chercheurs ont maintenant entamé des études sur des souris. Dans d’autres laboratoires, on est déjà passé chez l’homme: «Depuis un an, nous réalisons sur sept personnes une étude en phase I pour étudier la sécurité des nanomédicaments, explique Esther Chang de l’Université de Georgetown à Washington. Nous sommes très optimistes car nous avons déjà pu multiplier les doses par six sans rencontrer de problèmes.»

Chez l’un des patients, la taille de la tumeur a suffisamment diminué pour permettre une opération. Cette approche s’est aussi avérée très efficace dans des modèles animaux pour une quinzaine de pathologies différentes comme le cancer des poumons, du colon, de la prostate ou encore du sein.

«Un traitement de seulement trente jours a pu éviter le moindre retour de la maladie chez certains rongeurs», se réjouit la scientifique. Dans leur nanoboîte faite de liposomes, les chercheurs ont pu délivrer dans des métastases des médicaments anticancéreux déjà existants (tels que le Gleevec ou l’Iressa) ainsi que des gènes tels que le p53, qui dysfonctionne dans près de 80% des cancers – une technique qui rappelle la thérapie génique.

Chauffer pour guérir

Au lieu d’une action chimique, il est également possible d’utiliser la chaleur pour détruire les tumeurs. Des particules métalliques amenées par les nanoboîtes dans les tissus cancéreux peuvent être chauffées grâce à un phénomène rappelant les plaques de cuisinière à induction: un champ magnétique alternatif aimante à distance les particules métalliques, ce qui les chauffe et endommage les tissus cancéreux environnant.

C’est l’idée poursuivie par Antia Therapeutics, une start-up fondée en septembre 2007 par des chercheurs de l’Université de Genève et de l’EPFL, avec néanmoins une différence: les nanoparticules métalliques sont ici directement injectées dans les tissus tumoraux, sans être véhiculées à l’aide d’un nanocontainer. Leur cible? Des métastases situées dans la colonne vertébrale.

«Près de la moitié des patients atteints d’un cancer développent des métastases dans les tissus osseux, explique Olivier Jordan, chercheur au Groupe de pharmacie galénique de l’Université de Genève et co-fondateur de la start-up. Pour renforcer leurs os affaiblis, un produit durcissant est parfois injecté chez les patients, comme un ciment ou un gel. Cette technologie est déjà éprouvée, mais reste passive. En rajoutant des nanoparticules au produit, nous le rendons fonctionnel. Nous pouvons alors le chauffer et ainsi attaquer les tissus cancéreux.»

Cette technique pourrait de plus se combiner avec les traitements usuels car le chauffage affaiblit les cellules cancéreuses et les rend plus sensibles à la radiothérapie et à certaines chimiothérapies. De plus, il endommage les vaisseaux sanguins qui se développent autour des cellules cancéreuses pour les nourrir.
A l’origine de la start-up se trouvent des premiers tests prometteurs réalisés à l’Université de Genève: 20 minutes de chauffage ont fait disparaître la tumeur chez près de la moitié des souris sur lesquelles des tissus de côlon cancéreux avaient été greffés.

La prochaine étape, pour laquelle l’entreprise a déjà levé deux millions de francs, consiste à développer un dispositif médical utilisable en clinique. «Nous espérons passer chez l’homme d’ici 2 ou 3 ans, indique Olivier Jordan. Nous sommes également confiants sur le plan de la sécurité, car les nanoparticules restent localisée dans l’implant, ce qui évite leur dissémination dans tout le corps.»

Vers la vie artificielle?

Pour le chercheur de l’Hôpital universitaire de Bâle Patrick Hunziker, la nanomédecine nous fait entrevoir un nouveau paradigme, celui d’une médecine personnalisée qui s’adapte à la maladie de chaque patient en s’articulant sur quatre étapes: analyser la maladie; déterminer les meilleurs récepteurs à attacher aux nanocontainers; développer le bon mélange de molécules actives et finalement combiner les différents éléments.

«J’ai d’abord travaillé sur des nanomédicaments contre l’artériosclérose, dit-il. Mais j’ai vite réalisé que les mêmes techniques peuvent être utilisées pour de nombreuses autres maladies, dont le cancer. Il suffit de changer les récepteurs, voire éventuellement la taille de la nanoparticule, pour pouvoir s’attaquer à d’autres cibles.»

A terme, les nanomédicaments pourraient avoir des fonctionnalités plus complexes: non pas seulement reconnaître une cellule-cible, mais également réagir à cette information. La reconnaissance doit pouvoir déclencher une réaction chimique à l’intérieur de la boîte qui agit ensuite sur la cible.

«L’un de nos container peut réagir au nouvel environnement trouvé lorsqu’il pénètre dans certaines cellules, poursuit Hunziker. Des canaux laissent entrer un peu de fluide intracellulaire à l’intérieur de la boîte, où le changement soudain d’acidité enclenche l’action d’une enzyme. Le médicament n’est donc plus simplement passif, mais devient réactif.»

Cette fonctionnalité rappelle d’ailleurs celle de certains organites simples (des dispositifs cellulaires spécialisés) chargés par exemple de couper des protéines. Ainsi, le chercheur imagine même pouvoir combattre un jour certaines maladies rares en remplaçant certains organites déficients par des nanoboîtes intelligentes. Une première étape vers la fabrication artificielle des briques de la vie.

Susceptible de pouvoir réparer certaines fonctionnalités déficientes, la nanomédecine pourrait donc jouer un rôle très important en médecine régénérative, à côté des stratégies mieux connues comme la thérapie génique et les cellules souches.

«Ce genre de recherche peut changer profondément la manière dont nous concevons la vie, souligne le chercheur. Nous nous engageons énormément sur les aspects éthiques lors de nos conférences, pour essayer de découvrir tous les éventuels problèmes cachés. Nous voulons aussi stimuler un débat sur le genre de médecine que nous voulons. Sur le plan de la sécurité, nous sommes assez confiants car, jusqu’à présent, la toxicité de nos approches reste très faible. La nanomédecine présente peu de dangers, mais elle aura un impact énorme sur notre société.»

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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique Reflex.