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Genève la capricieuse

Comment une des grandes villes de Suisse peut-elle se montrer aussi irresponsable? Les récentes élections ne constituent que le dernier épisode d’une longue tradition de médiocrité politique. Flashback.

Pris dans sa réalité immédiate, le spectacle donné dimanche dernier par l’électorat genevois est des plus déconcertants. Comment une des grandes villes de Suisse — pays conservateur et stable s’il en est — peut-elle faire preuve d’une telle instabilité dans le choix de ses autorités? C’est oublier que, depuis toujours, Genève est en Suisse sans l’être vraiment. Elle a sa tête, sa culture, ses mœurs.

Projeté à l’échelle du comportement électoral genevois pendant le XXe siècle, le résultat de dimanche démontre en fait une belle constance de l’électeur. Depuis la Première guerre mondiale, la ville a toujours été politiquement fantasque et imprévisible.

Dans les années 1930, des tribuns médiocres mais fort en gueule (Léon Nicole et Georges Oltramare) séduisaient un petit peuple de boutiquiers et d’ouvriers industriels (Genève avait alors une industrie!) pour les entraîner dans des aventures idéologiquement fougueuses (il y eut du sang et des morts sur le pavé), mais, tous comptes faits, politiquement anodines.

La banque et la rente foncière pouvaient, par le truchement des radicaux et des libéraux, gouverner benoîtement (avec de juteux profits) une ville qu’ils laissaient s’amuser au son de l’accordéon dans les estaminets des Paquis, des Eaux-Vives ou de Plainpalais, quand les prolos zurichois vivaient le couvre-feu imposé par les Frauenverein.

On votait alors pour la gauche ou la droite tout en se retrouvant ensemble pour soutenir le Servette, car Genève n’a jamais été dépourvue d’un fort esprit de clocher.

Les choses se compliquèrent après la Seconde guerre mondiale avec d’un côté le développement fulgurant d’une bureaucratie internationale, attirée par la réputation touristique du lieu et son positionnement géographique au cœur de l’Europe occidentale. Les garanties politiques données par la neutralité, la stabilité, l’efficacité bancaire et fiscale d’une ville qui, sans être trop suisse, l’était tout de même, firent le reste.

D’un autre côté, la disparition lente mais inexorable du tissu industriel provoqua une mutation en profondeur des structures sociales. Les immigrés valaisans, jurassiens ou fribourgeois (les Confédérés comme ils disent encore joliment au Contrôle de l’habitant!) ne furent plus recrutés par l’industrie, mais par la fonction publique et en musclèrent en particulier deux catégories, les profs et les flics, qui, depuis plus de quarante ans sont pratiquement les seuls à pouvoir tenir tête au pouvoir politique et à imposer leurs desiderata.

Au début des années 1960, la première poussée populiste fut le fruit d’une offensive de boutiquiers poujadistes effrayés par le développement d’une culture cosmopolite nourrie par la Genève internationale et le développement d’une culture locale symbolisée par la seule grande réforme que le gouvernement put faire passer au cours du XXe siècle: la réforme de l’enseignement symbolisée par la création du Cycle d’orientation par André Chavannes. Point de départ: la fondation de Vigilance suite à la représentation du Banquier sans visage, la pièce de Walter Weideli qui osait critiquer le monde de la finance genevoise.

Avec le recul, on peut voir dans l’apparition de Vigilance, en plus de son fond xénophobe, un signe précurseur de la peur des bonnes gens face au formidable bouillonnement politique, culturel et social qu’engendrera Mai 68. Ce n’est pas par hasard que ce mouvement connaîtra son plus grand succès politique en 1985 (19 députés !), au moment où la crise économique commence à balayer les joyeusetés soixante-huitardes.

Avec la crise arrive, comme toujours, le besoin d’ordre. Le malaise des enseignants (grèves du début des années 1990) ouvre la voie aux partisans de l’ordre et donne du poids aux policiers qui, à Genève, sont particulièrement bien organisés. Etat dans l’Etat, les flics dictent impunément leur volonté depuis des années sans qu’une autorité politique ne parvienne à les ramener… à l’ordre!

L’affaire Kadhafi en est la démonstration éclatante. Qu’un officier de police dirige une interpellation aussi foireuse (avec rappelons-le l’arrestation d’une jeune femme à la veille d’accoucher) sans être sanctionné est tout simplement surréaliste. Qu’un conseiller d’Etat, chef de la police, s’obstine à répéter les mêmes âneries prétendument fondées juridiquement sans être poussé à la démission l’est encore plus.

En réalité, Genève tourne aujourd’hui à vide. Ses élites politiques sont d’une médiocrité affligeante. La fragmentation des partis bloque le fonctionnement démocratique. Que des dossiers comme le CEVA, la traversée de la rade ou le logement traînent depuis des décennies est inadmissible. Les Genevois se comportent comme des irresponsables qui savent que de toute manière ils ne risquent rien.

Superbe, admirablement située, leur ville ne peut qu’attirer touristes et capitaux du monde entier. La rente étant assurée, les risques courus à peu près nuls, on peut voter n’importe quoi sans se soucier du lendemain. C’est le comportement d’un peuple repus qui ne sait même plus que pour manger des frites, il faut auparavant des gens qui labourent, qui plantent des pommes de terre, organisent le marché, etc. Et quand ce peuple digère, il se permet de cracher sur ceux qui lui apportent ce confort, qu’ils soient frontaliers ou fonctionnaires internationaux.