CULTURE

Chapitre 3: Gloire médiatique et voix robotique

La plupart des journaux romands ont consacré des articles à Innocent sans connaître son identité. Le mythe prend de l’ampleur.

Par Innocent

A l’automne 1997, quelques semaines à peine après son lancement, le site Innocent est déjà célèbre. Son anonymat aiguise la curiosité des journalistes et des internautes, qui se perdent en suppositions. Les scénarios les plus fous circulent à propos de l’identité d’Innocent. «Pour réaliser un tel site, croyez-moi, il faut une équipe d’au moins dix personnes», assène un journaliste réputé.

Et si une célébrité de la presse locale se cachait derrière l’agent provocateur? Les noms de Jacques Pilet (fondateur du NQ), de Gil Baillod (rédacteur en chef de l’Impartial), de Xavier Pellegrini (ex-rédacteur en chef adjoint du NQ) et de Bruno Giussani (chroniqueur au New York Times) sont avancés. Plus drôle encore: pendant plusieurs semaines, une rumeur attribuant la paternité d’Innocent à Marc Lamunière (patriarche du groupe Edipresse) fait son chemin dans les rédactions.

A l’époque, les journalistes romands connectés au Net sont encore rares, mais l’apparition d’Innocent commence à éveiller des intérêts. Les plus réfractaires aux nouvelles technologies apprennent à se servir d’un navigateur pour aller consulter chaque jour le site anonyme. Certains rédacteurs en chef demandent à être reliés au réseau. Ils savent bien que la seule manière de connaître l’évolution de la fusion entre les deux journaux est de se connecter à ce site de Geocities.

Très vite, les journalistes du Nouveau Quotidien et du Journal de Genève prennent l’habitude d’envoyer à Innocent les informations les plus secrètes concernant la fusion. L’audience du site croît régulièrement et les messages se multiplient. Certains jours, Innocent reçoit plusieurs dizaines d’e-mails qui sont filtrés avant d’être publiés.

Un employé de la Loterie romande remarque alors que l’adresse www.innocent.ch est disponible. Il la réserve à son nom et se voit à son tour soupçonné d’être à l’origine du site anonyme. Pendant ce temps, clandestinement, les deux initiateurs continuent à alimenter Innocent en envoyant leurs pages sur le serveur de Geocities. Ils œuvrent depuis leurs domiciles, le soir, la nuit et le week-end.

Le nom d’Innocent apparaît régulièrement dans les médias. Si la plupart des quotidiens et hebdomadaires romands, ainsi que la radio et la télévision, consacrent des sujets au mystérieux agitateur du Net, le Journal de Genève s’y refusera jusqu’à sa mort. Le Nouveau Quotidien, quant à lui, ne lui consacrera qu’un entrefilet.

Le 13 novembre, une longue interview d’Innocent, réalisée par courrier électronique, paraît dans L’Hebdo. C’est le début du mythe. Innocent cite des aphorismes en latin, parle de lui à la troisième personne, égratigne les promoteurs de la fusion et promet de révéler son identité au 31 décembre 1999.

Un mois plus tard, le 13 décembre, la Radio suisse romande prend le risque de diffuser une interview sonore d’Innocent sans connaître son identité. Plusieurs synthétiseurs vocaux ont été téléchargés du réseau pour donner une voix robotique aux machines. Les réponses, retravaillées numériquement façon vocoder, ont ensuite été envoyées par e-mail à la rédaction de la radio. Dans ce magma sonore, certains journalistes croient reconnaître un accent jurassien et la piste chaux-de-fonnière est relancée.

C’est à ce moment-là que le débat sur l’anonymat commence à inspirer les éditorialistes.

Chapitre 4: Mégalomanie et paranoïa