Grâce à un subtil dispositif informatique, Innocent à réussi à se faire connaître sans dévoiler son identité. Les secrets des éditeurs passent dans le domaine public.
Quelques jours après la première discussion d’Ouchy, les bases du site anonyme sont posées lors d’un brainstorming nocturne et bien arrosé. Reste à trouver un nom au projet. Les deux initiateurs pensent d’abord à «Marteau», une appellation vite abandonnée, mais qui servira de nom de code secret.
C’est le Net qui soufflera l’idée d’«Innocent». Les deux journalistes, qui ont besoin d’un redirectionneur d’adresse e-mail gratuit pour assurer l’interactivité du site, remarquent que le nom de domaine innocent.com est ouvert à chacun, anonymement. Ils y réservent les adresses fusion@innocent.com et site@innocent.com. Tout naturellement, il est décidé de baptiser le mystérieux diffuseur du nom d’«Innocent».
A la fin août 1997, le site Innocent, installé sur le serveur californien de Geocities où n’importe qui peut s’afficher sans dévoiler son identité, commence à raconter et à commenter la fusion du Journal de Genève et du Nouveau Quotidien. Les deux initiateurs décident de doter Innocent d’une personnalité paradoxale, sarcastique, impertinente et mégalomane à outrance, histoire d’épaissir son mystère. Mais très vite, ils s’aperçoivent qu’Innocent développe sa propre identité. Innocent commence à exister indépendamment de ses deux créateurs.
Le site Innocent ne se contente pas de rassembler les informations relatives à la fusion des deux journaux (articles de presse et nouvelles de première main récoltées dans les rédactions): il ouvre aussi un forum baptisé Le Club, où les internautes peuvent envoyer (au moyen d’un formulaire anonyme qui redirige vers la boîte aux lettres d’Innocent) leurs messages, questions, analyses et inquiétudes à propos de cette fusion médiatique.
Innocent filtre les messages, les corrige si nécessaire, ajoute un titre introductif et dote chaque intervenant d’un pseudonyme russe, en clin d’œil à l’amour que le rédacteur en chef du futur journal voue à ce pays. La présence d’un ouvrage de Dostoïevski («Crime et châtiment») et d’une anthologie de la littérature russe à proximité de l’ordinateur fournit les noms nécessaires.
C’est à ce moment-là qu’un certain Benoît, brillant observateur de l’actualité et correspondant inconnu d’Innocent, est affublé du surnom d’Ispolnenie (en référence aux «Jardins d’Ispolnenie», classique discret de la littérature russe).
En page d’accueil, Innocent affiche son credo: «To take part in a severe contest between intelligence, which presses forward, and an unworthy, timid ignorance obstructing our progress.»
Pour affirmer son style et sa ligne éditoriale, Innocent répond régulièrement aux interventions des internautes et n’hésite pas à donner son avis de manière tranchée. Innocent défend la fusion du Journal de Genève et du Nouveau Quotidien, par respect envers sa conception d’une presse de qualité. Le ton est donné: «Innocent considère que le JdG et le NQ sont de très mauvais journaux, qui jouissent d’une réputation sinon usurpée, du moins largement surfaite. Leurs pages sont truffées de fautes d’orthographe, de phrases boiteuses, de formules éculées, d’imprécisions et de contresens. Innocent espère qu’une fusion entraînera un saut qualitatif.»
Petit à petit, les secrets les plus intimes de la fusion sont dévoilés sur le site. Pour se faire connaître, Innocent envoie des messages électroniques anonymes aux journalistes des autres rédactions. La notoriété ne tarde pas: l’hebdomadaire Coopération, puis le quotidien 24 Heures, annoncent l’existence d’Innocent et en mentionnent l’adresse compliquée (www.geocities.com/Broadway/Stage/4954, qui n’existe plus), sans toutefois en connaître les initiateurs.
L’audience du site augmente rapidement, passant de quelques dizaines à quelques centaines de connexions par jour. Les rumeurs se répandent dans la presse romande. Qui est ce mystérieux Innocent qui dévoile les dessous de la grande fusion? Une dizaine de personnes seulement connaît la réponse. Le secret sera soigneusement préservé pendant plus de deux ans.
Une subtile nébuleuse informatique a été mise en place pour garantir l’anonymat des intervenants et celui d’Innocent. Le chargement des pages et des messages est effectué chez l’un des deux initiateurs, de manière quasi-quotidienne. Pour éviter d’être démasqué, Innocent utilise des dizaines de connexions (empruntées aux amis lointains et à certains cybercafés de Lausanne et Genève), chez différents fournisseurs d’accès.
Les messages envoyés par Innocent à la presse (les plus dangereux puisqu’ils contiennent des informations sur la provenance) sont généralement anonymisés au moyen d’un «remailer» ou, pour brouiller les pistes, passent par des cybercafés, si possible dans des régions éloignées de la côte lémanique. Lors d’un voyage discret à La Chaux-de-Fonds, Innocent envoie sciemment un message à la Télévision et à la Radio romande depuis un minuscule cybercafé.
Il n’en faut pas davantage pour que tous les projecteurs se braquent sur la ville des montagnes neuchâteloises. «Innocent est basé à La-Chaux-de-Fonds, nous en avons la preuve», proclament les limiers.
Innocent s’amuse beaucoup de cette mystification. Il ignore que le meilleur est encore à venir.
Chapitre 3: Gloire médiatique et voix robotique