LATITUDES

Alexandre Jollien, caractère de lutteur

Le philosophe valaisan parle de volonté, de vocation et de sa conception de l’amitié. «La résilience n’est pas un déclic, dit-il, c’est un travail quotidien.»

Ecouter Alexandre Jollien, c’est prendre une leçon de vie. La première chose que l’on entend, c’est sa voix si particulière. La voix d’une personne handicapée. Et puis, cette différence s’estompe sous la clarté des propos.

Avec humour et lucidité, le philosophe valaisan évoque sa propre fragilité, «sa maladie chronique». Mais ce handicap dont il parle n’est-il vraiment que le sien, ou bien la difficulté de chacun à accepter sa propre condition humaine?

Dans cet entretien, il évoque son rapport au corps médical, à la maladie et la résilience, cette difficile étape qui permet d’accepter ses traumatismes.

Dans l’«Eloge de la Faiblesse», votre premier livre, vous racontez votre enfance passée dans une institution spécialisée pour personnes handicapées. Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous n’êtes pas tendre avec les éducateurs et le corps médical. Que leur reprochez-vous exactement?

Ma principale critique concerne la distance mise entre le patient et le professionnel, ce que l’on appelle la distance thérapeutique. L’homme se construit dans la relation à l’autre, grâce à un apport affectif. Mal appliquée, il me semble que la distance thérapeutique nie ce besoin fondamental du patient de jouir d’une certaine proximité avec autrui, et en l’occurrence avec celles et ceux qui le soignent. A mon avis, elle protège davantage le professionnel que le malade et c’est cela que je mets en question. Il ne s’agit pas de condamner, mais de dire: attention la distance thérapeutique peut faire des dégâts. Elle doit être appliquée avec beaucoup de finesse et de tact.

D’autre part, je pense que le corps médical a une certaine tendance à installer le patient dans une pathologie. C’est dangereux. Le diagnostic devrait être revisité chaque jour plutôt que de devenir une étiquette collée sur le malade. Le diagnostic est souvent réalisé comme un cliché photographique, mais les personnes ne se réduisent pas à un cliché. Elles évoluent au jour le jour, alors que la photo fige le réel, l’enferme. Le diagnostic doit donc s’adapter au patient au jour le jour.

Mais vous avez également croisé de «bons» éducateurs…

C’est là que je m’aperçois que l’«Eloge de la Faiblesse» était un écrit de jeunesse. «Bon éducateur», «mauvais éducateur»… Aujourd’hui, je ne me permettrai plus de tomber dans un tel manichéisme. Quoiqu’il en soit, au niveau de l’expérience vécue, les éducateurs qui m’ont fait grandir sont ceux avec qui il y avait une authenticité. Ce lien amical était permis et même offert. En voulant être digne de cette amitié, je progressais par affection pour l’éducateur.

Dans votre lutte contre le handicap, l’amitié semble avoir été un moteur très fort…

L’amitié est une solidarité qui permet de lutter contre la souffrance, mais aussi d’avancer dans la joie. Aujourd’hui, on a peut-être l’illusion que l’homme se bâtit tout seul. Mais en fait nous construisons notre joie en société, dans une communauté. Aristote disait «l’amitié est le sel de la vie». En tout cas, elle nous sort de nous, elle nous complète. L’illusion est d’essayer de faire sa vie tout seul. La joie que nous pouvons tirer de l’amitié est unique.

Et le rôle de la famille?

J’ai une certaine pudeur à évoquer ma famille. Elle m’a donné confiance en moi, confiance en la vie. A la maison, il n’y a jamais eu de jugements. C’est très banal de le dire mais avoir eu des parents aimants a été une chance pour moi. Maintenant que je suis père, je réalise la difficulté d’être parent. Même avec la meilleure volonté du monde, impossible de ne pas faire d’erreurs. Je pense qu’il faut prêcher par l’exemple et montrer la joie.

Personnellement, j’ai tendance à estimer la vie au regard de la joie et du don de soi à l’autre. Mais je ne peux pas imposer cela à mes enfants. Cela pourrait être très contre-productif et même maltraitant. Par contre, prêcher par l’exemple: montrer que des parents peuvent être dans la difficulté sans s’énerver. Ou, quand ils s’énervent, montrer que les parents sont des êtres fragiles et qu’ils essayent d’assumer leur faiblesse. Bref, montrer des parents dans la vérité, c’est-à-dire blessés et vulnérables, mais toujours aimants. Evidemment, lorsque l’on est emporté par le quotidien, cela devient très difficile.

Aujourd’hui que vous êtes devenu «philosophe», peut-on dire que votre résilience est achevée?

Non. Je ne crois pas. Pour moi, la résilience est vraiment un défi de tous les jours. Extérieurement, on pourrait croire que c’est fini, que c’est bon, que c’est réussi. Mais la souffrance demeure là au quotidien. Les blessures aussi. Mon caractère de lutteur, qui est positif à certains égards, reste présent également. La résilience, envisagée comme un déclic, n’existe pas. C’est un travail quotidien. Finalement, le plus beau et le plus dur est de réaliser qu’il y a des blessures qui ne guériront jamais.

Faut-il accepter ces blessures?

Accepter, c’est un peu rapide. Il faut les intégrer et peut-être se libérer de l’envie d’accéder à une certaine perfection. Du moment que j’essaye de réparer à tout prix des blessures, je passe à côté de ce que me donne la vie, de ce que me donne le présent.

Mais justement comment arriver à profiter de son présent lorsqu’on est malade par exemple?

Personnellement, j’aime bien la notion de vocation. Elle m’installe dans le présent. Je possède trois vocations: celle de personne handicapée, celle de père de famille et celle d’écrivain. Chaque jour je me dis: que puis-je faire aujourd’hui pour accéder à mes trois vocations? Cette question me permet de ne pas fuir dans le futur et de m’inscrire dans le présent, sans renier mon passé.

Mais, lorsque l’on souffre, vivre au présent est très compliqué. On lutte contre cette souffrance, ce qui est naturel et légitime, mais ce faisant on risque de disqualifier le présent, au profit du futur: «demain j’irai bien, demain je serai heureux.» Pour moi qui ai un handicap, je pourrais dire une maladie chronique, c’est tout un apprentissage que d’apprendre à réaliser qu’il s’agit d’une affaire à long terme. Il faut lutter contre le handicap, mais aussi prendre le temps de relire sa vie, se rappeler pourquoi on a fait tant d’efforts et apprécier ce que l’on a réalisé. Je pense à Epicure qui disait en substance: «progresser et savourer le progrès».

C’est important, parce qu’on peut s’épuiser à mettre toute ses forces, toute son énergie dans le combat, comme c’était mon cas. Aujourd’hui, j’essaye de prendre la vie avec plus de légèreté, de moins m’inscrire dans une logique de combat. C’est peut-être paradoxal mais pour moi, lutter au quotidien, aujourd’hui c’est lutter pour le repos. Un repos actif mais un repos tout de même.

N’est-il pas difficile d’arrêter la lutte après avoir guéri d’une longue maladie?

Il ne faut pas généraliser. Mais je pense que lorsque l’on lutte contre une souffrance, on sait pourquoi on se lève le matin. Ce combat donne un sens à l’existence. Mais lorsqu’il disparait, peut apparaitre un vide, perçu comme un manque.

Mon passé m’a longtemps fait croire que le bonheur résidait dans la conquête, dans la lutte, dans l’action. Mais à toujours vouloir faire des choses, on peut s’épuiser. La naissance de mon premier enfant, Victorine, m’a révélé qu’il y avait vraiment une joie et presque un bonheur, en dehors de la lutte. Je dis «presque», parce que pour moi le bonheur est un idéal par trop lointain. C’est un idéal parfait et par expérience, je n’ai jamais eu un bonheur parfait. Mais il y a des joies extrêmes, profondes. Je dirais d’ailleurs que mon chemin consiste aujourd’hui à me libérer d’un idéal de bonheur inaccessible pour arriver à la joie concrète.

Après «La Philosophie de la joie», quel thème abordera votre prochain ouvrage?

Je travaille sur un livre sur les passions, c’est-à-dire tout ce qui est plus fort que la raison. Jusqu’ici, je me suis construit dans la lutte, un état où ce qui compte est la volonté, la raison. Mais après avoir été tenté de faire un éloge de la volonté, je me dis que le volontarisme peut être dangereux. De plus, je me suis aperçu qu’une partie de la vie ne dépend pas complètement de nous: la tristesse, la colère, la joie sont des sentiments qui échappent en partie à notre pleine maîtrise.

N’est-ce pas difficile de sortir de ce volontarisme, qui a caractérisé votre lutte pour passer du statut d’handicapé à celui de philosophe?

Les médias ont peut-être contribué à faire de moi «le philosophe du handicap», ou «l’infirme philosophe». Mais, moi aussi, il faut l’avouer j’ai peut-être renforcé cette image, à mon corps défendant. Après «Le métier d’homme», j’ai eu beaucoup de peine à faire un nouveau livre pour parler de quelque chose de plus philosophique et de plus universel. Je me suis aperçu que mon histoire de personne handicapée avait beaucoup nourri ma philosophie, mais que c’était dur d’en sortir pour aller vers autre chose. Mais je ne veux pas m’y enfermer. Ma mission aujourd’hui, c’est de m’ouvrir à autre chose sans nier le handicap. C’est un difficile équilibre à trouver.

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Bio express

Alexandre Jollien est né à Savièse (Valais), le 26 novembre 1975. Une naissance difficile: lors de l’accouchement le cordon ombilical s’enroule autour de son cou, prive son cerveau d’oxygène et le laisse handicapé. Pendant plus de dix-sept ans, il séjourne dans une institution spécialisée pour personnes handicapées moteurs, où les éducateurs le prédestinent au métier de rouleur de cigares.

Contre toute attente, Alexandre Jollien réussi, grâce à un continuel dépassement de soi, à changer de route: en 1993, il entre à l’école supérieure de commerce de Sierre. Il se tourne ensuite vers la philosophie qu’il étudie à la faculté des lettres de l’Université de Fribourg. Refusant toute forme de commisération et de pitié («Ne pas fuir le handicap» et «accepter que je ne serai jamais normal», enseigne-t-il), il trouve chez les philosophes (Socrate, Nietzche, Spinoza…) «les outils pour accéder à la joie».

En 1999 sort son premier livre, l’«Eloge de la faiblesse», récompensé par les prix Mottart de l’Académie française et Montyon de littérature et de philosophie. Suivent «Le métier d’homme» (2002) et «La construction de soi» (2006) où Alexandre Jollien évoque sa propre fragilité avec humour et joie, pour nous permettre à tous d’accepter notre propre condition humaine.

Marié depuis 2004 et père de deux enfants, Alexandre Jollien consacre sa vie à l’étude de la philosophie et du grec et donne de nombreuses conférences en Suisse et à l’étranger.

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Une version de cet article est parue dans Chuv Magazine.