Il n’est pas fréquent de lire un pavé de près de 600 pages au rythme d’un roman policier pour suivre dans le détail la jeune existence d’un homme de 32 ans. Et d’y trouver des considérations intelligentes et argumentées sur les grandes affaires du monde racontées par un futur président des Etats-Unis.
C’est pourtant ce qui vient de m’arriver avec «Les rêves de mon père» de Barack Obama, autobiographie écrite au début des années 1990, à un moment où, après avoir fini ses études, il s’apprêtait à entrer vraiment dans la vie active.
Ecrite par un homme doté d’un vrai talent littéraire mais dépourvu à ce moment-là de toute notabilité, cette autobiographie, contrairement au 80% des ouvrages de ce genre, échappe à tout nombrilisme. Acteur d’une vie complexe, partagé entre diverses cultures, issu d’une famille éclatée tout en maintenant des liens familiaux très forts, Obama a déjà derrière lui une biographie si riche qu’il est impossible de la résumer dans une chronique. Mais le rappel de quelques détails saillants permet d’éclairer quelques moments fondateurs.
Ainsi à l’âge de 6 ans, le départ en Indonésie, sa mère allant rejoindre son deuxième mari, un géologue. Ce dernier, rentré dans un pays profondément meurtri par le coup d’Etat contre Soekarno et la virulence d’une répression qui fit des centaines de milliers de morts, ne ressemble plus à ce qu’il était aux Etats-Unis. Il est cassé, refuse de parler du drame. Mais ce drame est partout visible, envahissant.
L’enfant voit son beau-père contraint de marcher droit dans un pays où le pouvoir est partout présent dans ses excès et sa corruption: «Le pouvoir. Ce mot s’était imprégné dans la tête de ma mère comme une malédiction. En Amérique, il restait généralement caché, hors de vue, à moins de gratter la surface; à moins d’aller visiter une réserve indienne ou d’avoir une conversation avec un Noir dont on avait gagné la confiance. Mais ici, le pouvoir n’était pas déguisé, il était brut, nu, toujours présent à l’esprit.»
Ce concept de pouvoir déguisé est des plus intéressants sous la plume du futur occupant de la Maison Blanche. Mal à l’aise, ne sachant trouver sa place dans cette société traumatisée, la mère ne perd pas le sens des réalités: le matin, elle réveille son fils à quatre heures pour lui enseigner la langue anglaise avant d’aller travailler. Puis, quand il a dix ans, elle le confie aux grands-parents hawaïens.
Vers ses vingt ans, la prise de conscience sociale, donc politique, de sa négritude et de l’inégalité qu’elle induit le projette dans une quête identitaire dont il cherchera la solution chez les grands auteurs afro-américains: Baldwin, Ellison, Hugues, Wright, DuBois, sans y trouver une réponse à son désarroi. «Seule l’autobiographie de Malcolm X proposait autre chose. Ses actes répétés d’autocréation éveillaient un écho en moi; la poésie brute de ses mots, sa manière d’exiger le respect faisaient apparaître un ordre nouveau et sans compromis, à la discipline martiale, forgé par la simple force de la volonté.»
Par contre la radicalité antiblanche de Malcolm, puis son prosélytisme en faveur de l’islam le laissent sceptique. Et face à l’inextricabilité de la situation, la crise, le renoncement: «Je fis quelques ronds de fumée, plongé dans le souvenir de ces années. L’herbe m’avait aidé, et l’alcool; parfois une petite ligne de coke quand on pouvait se la payer. Mais pas d’héro — Micky, mon initiateur potentiel, avait été un peu trop pressé de me voir sauter le pas. Il disait qu’on pouvait le faire les yeux fermés, mais il tremblait comme une feuille en me le disant.»
Obama ne sombrera pas dans la défonce et après quelques années d’études à New York, il décide de devenir organisateur de communautés à Chicago. Un travail qui relève d’un engagement social et politique à la fois puisqu’il s’agit d’aider des groupes, des organisations, des petits mouvements à se mettre en réseau sur des thèmes qui peuvent les faire progresser. Il consacre de longs développements à cette activité qui, plus que l’université, l’a fait mûrir et lui a permis de clarifier sa position dans la société.
Au bout de deux ans, il se rend compte de la nécessité de passer à un niveau supérieur et pose sa candidature aux grandes universités pour y faire des études de droit: «J’avais des chose à apprendre à la faculté de droit, des choses qui m’aideraient à obtenir un véritable changement. Je saurais tout sur les taux d’intérêt, les fusions d’entreprises, les procédures législatives, l’interpénétration du monde des affaires et celui des banques, les causes de la réussite ou de la faillite des affaires d’immobilier. J’apprendrais à maîtriser la monnaie du pouvoir dans toute sa complexité et tous ses détails. Ce savoir m’aurait compromis avant, avant que je vienne à Chicago, mais je pourrais désormais le rapporter là où on en avait besoin… le rapporter comme le feu prométhéen.»
Vaste ambition! Admis à Harvard, il en est un des éléments parmi les plus brillants. C’est son élection au poste de rédacteur en chef de la Harvard Law Review qui lui procure une notoriété suffisante pour qu’un éditeur lui commande ces mémoires qu’il accepte d’écrire.
Avant de retourner à Chicago et se faire engager dans un grand cabinet d’avocats spécialisé dans la défense des droits civiques, il se paie un voyage de découverte de l’Europe. Et surtout un long voyage au Kenya, patrie de son père.
Le récit de ce voyage montre à quel point le jeune Obama, désormais bardé de diplômes et parfaitement au clair sur la carrière qu’il s’apprête à entreprendre, lui donne une dimension initiatique. Il s’agit d’une quête des racines: il rend visite à tous les membres d’une vaste famille patriarcale pratiquant la polygamie, riches donc en oncles, tantes et cousins.
A Kisumu, sur les rives du lac Victoria, il retrouve les tombes de son père et de son grand-père sur lesquelles il se livre à une invocation poignante de leurs destinées, pensant aussi au bonheur de son père autrefois: «Comme il a dû être heureux en voyant son bateau arriver au port! Il a compris, quand la lettre est arrivée de Hawaï, que oui, finalement, il avait été choisi; qu’il possédait la grâce dont il portait le nom, la «baracka», la bénédiction de Dieu».
Que dire alors de la baracka de Barack, le fils, qui vingt ans après avoir fait ce voyage est président des Etats-Unis?
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Barack Obama, «Les rêves de mon père», Presses de la Cité/Points, 2008