A quelques jours des élections législatives israéliennes prévues pour le 8 février, les jeux semblent faits. Les sondages annoncent une victoire percutante de l’extrême droite nationaliste emmenée par le Likoud de Benjamin Netanyahu et par le parti Yisrael Beiteinu d’Avigdor Lieberman. Si ces enquêtes d’opinion sont exactes, cela signifie que la guerre de Gaza aura encore rendu le pays un plus nationaliste.
Pis même, la progression de Lieberman annonce un net raidissement de l’affrontement avec les Arabes de Palestine, qu’ils soient de nationalité israélienne ou pas. En effet, Lieberman, né en 1958 à Chiþinau (Kichinev), capitale de la Moldavie ex-soviétique, n’a immigré en Israël qu’en 1978. Il représente les aspirations du million d’immigré russes ex-soviétiques qui se sont installés en Israël ces dernières années.
Des gens qui, n’arrivant pas à se faire aux mœurs du pays, s’en sortent en reconstituant une petite Russie en marge de la société israélienne. Ils représentent près de 15% de la population, un réservoir de votes considérable.
Les diatribes racistes antiarabes de Lieberman trouvent un écho d’autant plus favorable chez eux que les conditions économiques et sociales de leur immigration, très difficiles, n’ont pas répondu à leur attente et qu’ils ont tendance à remâcher leur désillusion.
Cette masse violemment antiarabe, motivée par un nationalisme à fleur de peau, se heurte à un million et demi d’Israéliens arabes musulmans ou chrétiens dont le statut, malgré une nationalité théorique, est encore fluctuant.
Israël, après soixante ans d’existence, n’a toujours pas de constitution, bien que l’Etat prétende avoir les attributs d’une démocratie libérale à l’occidentale. D’ailleurs, la candidate prétendument centriste Tzipi Livni ne craignait pas il y a peu de prôner l’expulsion des Israéliens arabes pour supprimer une fois pour toutes le risque de formation d’une cinquième colonne à l’intérieur du pays.
Après les guerres au Sud Liban en 2006 et à Gaza ces dernières semaines, le glissement ultranationaliste à droite qui s’annonce ne peut que renforcer la mauvaise image qu’Israël s’est créée au niveau international. L’immobilisme de façade que maintiennent les gouvernements européens aura tôt fait d’être balayé par la vague de manifestations populaires que la crise économique est en train de générer. Les ouvriers anglais n’ont-ils pas déjà commencé à crier ouvertement leur xénophobie?
Qui veut comprendre pour quelle raison Israël s’est mis dans une situation intenable qui l’oblige à une folle surenchère nationaliste doit de toute urgence lire l’étude que Shlomo Sand, professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv, vient de consacrer au processus de formation du nationalisme juif et de sa variante victorieuse, le sionisme.
Intitulé «Comment le peuple juif fut inventé» (Fayard 2008), ce bel essai prend place parmi les ouvrages qui, depuis une vingtaine d’années, dans le sillage du travail d’historiens comme Benedict Anderson («L’imaginaire national», La Découverte 1996), Ernest Gellner («Nations et nationalisme», Payot Paris, 1989) ou, en Suisse, de Marc-Antoine Kaiser («Les lacustres», collection Savoir suisse, 2004), s’emploient à détricoter les conceptions mythiques et/ou mythologiques de l’histoire des peuples et des nations. On peut situer la problématique en rappelant l’heureuse formule de Gellner: «C’est le nationalisme qui crée les nations et non pas le contraires.»
Si nous, Suisses, commençons à savoir que notre «peuple» fut très peu inventé en 1291 mais beaucoup plus à la fin des guerres napoléoniennes, il semble aller de soi pour les juifs que, comme peuple élu, c’est depuis Moïse et la fuite d’Egypte qu’ils existent et occupent l’espace entre la mer Morte et la Méditerranée, sauf quand la fatalité les a condamnés à l’errance.
Jusqu’à tout récemment, personne n’a jamais vraiment remis en cause cette origine décrite dans les textes sacrés que tout humain monothéiste considérait forcément avec distance, confiance et respect. Le premier à émettre quelques doutes fut le subtil Marc Ferro qui, dans un chapitre intitulé «Les Juifs: tous des sémites?» de son livre «Les tabous de l’histoire» (NIL, Paris, 2002), osa porter un coup très dur au mythe de l’errance juive.
Il apportait, suite à des constatations sur le terrain en Afrique du Nord, la preuve que les juifs maghrébins et espagnols (séfarades) sont les descendants de populations converties au judaïsme vers le cinquième siècle après Jésus-Christ, au moment où comme viennent de le montrer les émissions de Prieur et Mordillat, les mouvements religieux foisonnaient autour de la Méditerranée. Il y eut même dans les montagnes marocaines un royaume juif berbère rudement mené par Kahena, une reine fameuse. Ferro avançait même en s’appuyant sur «La Treizième Tribu» d’Arthur Koestler que les séfarades n’avaient rien à voir avec les juifs ashkénazes d’Europe centrale.
Alors que Marc Ferro n’avait jeté qu’un tout petit caillou dans la mare sioniste qu’il troubla à peine et qui d’ailleurs préféra l’ignorer, Shlomo Sand va au fond des choses. Il montre (ce que l’on sait depuis longtemps) comment le nationalisme juif s’est développé au XIXe siècle parallèlement aux autres nationalismes européens. Il explique aussi comment les conséquences des deux guerres mondiales ont favorisé la prise de pouvoir de la tendance sioniste. Mais la logique sioniste achoppe sur les conditions de la création de l’Etat d’Israël en 1948, avec les questions jamais résolues.
A commencer par le fait que, contrairement à ce que prétendait la propagande, la Palestine n’était pas une terre vierge, un désert inhabité. Se pose ensuite la question de l’adéquation de l’histoire à celle racontée par la bible et, à partir de là, tout s’enchaîne, la dispersion et l’exil, l’errance, etc., etc.
Shlomo Sand reprend tout avec méthode et entêtement. Et montre que les «juifs» de l’antiquité (haute ou tardive), quel qu’ait été leur nom, n’ont pas été dispersés, à l’exception peut-être de quelques élites. Il affirme en somme que les «arabes» palestiniens d’aujourd’hui ont certainement beaucoup plus de sang «juif» que Messieurs Benjamin Netanyahu et Avigdor Lieberman.
Il montre surtout que, contrairement aux idées reçues, le judaïsme se voua autant au prosélytisme que les autres religions monothéistes, ce qui explique la présence de foyers juifs plus ou moins importants dans la Corne de l’Afrique, au Yémen, au Maghreb ou dans la vaste plaine qui s’étend entre le Caucase, la mer Noire et le Dniestr. Ces Juifs-là (les Khazars) furent poussés vers l’Ouest par les invasions mongoles du XIIIe siècle. Regroupés dans des communautés rurales ou urbaines, ils formèrent un vaste Yiddishland qui eut ses centres culturels renommés: Vilnius, Czernovitz, Odessa…
Ce peuple yiddish fut détruit en trois temps. A la fin du XIXe siècle, la montée en puissance des nationalismes locaux nourrie par l’antisémitisme et l’intolérance provoqua une émigration massive vers les Etats-Unis. L’holocauste nazi détruisit une grande partie des Juifs restants et les rescapés s’en allèrent fonder l’Etat d’Israël. Puis, en 1989, la chute du rideau de fer permit le départ vers Israël de communautés qui, entre temps, s’étaient recomposées.
C’est cette dernière vague d’immigrés qui pose maintenant un problème colossal à Israël parce qu’elle menace plus directement la coexistence avec les voisins. Or, comme le disait il y a quelques jours Ehud Olmert, la force militaire israélienne est disproportionnée. Elle est même si disproportionnée qu’elle est nucléaire! Qu’un Avigdor Lieberman puisse être le maître de LA bombe n’a rien de réjouissant.
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Shlomo Sand: «Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme», traduit de l’hébreu, Fayard, 2008.