KAPITAL

Crise financière: qui souffrira le plus

Horlogerie, mode, hôtellerie, automobile: tous les secteurs du luxe sont touchés par la chute des marchés. Face à une croissance qui s’annonce nulle pour 2009, les marques adaptent leurs stratégies et développent le haut-de-gamme. Enquête.

Il leur a fallu un peu de temps pour l’admettre, mais les acteurs du luxe ne s’en cachent plus: la crise financière commence à affecter la marche des affaires, et les perspectives pour 2009 sont, dans certains cas, alarmantes.

Du secteur horloger à l’automobile, en passant par la joaillerie, la mode ou le marché de l’art, l’effondrement des places financières fait désormais sentir ses effets sur l’économie réelle. «En une année, des groupes pourtant très solides comme Richemont ou LVMH ont perdu près de 40% de leur valeur, constate Caroline Reyl, spécialiste du marché du luxe auprès de la banque Pictet. Il s’agit de baisses extraordinaires pour de tels titres. Nous n’avions jamais vu ça.»

Le mois d’octobre, particulièrement sinistre, a renforcé le sentiment d’inquiétude et engendré des prévisions pessimistes. Selon les gestionnaires du fonds Premium Brands de Pictet, la croissance sur le marché du luxe sera globalement nulle en 2009 aux Etats-Unis et en Europe. L’année 2008 a amorcé la tendance avec une croissance de l’ordre de 5%. En comparaison, les exercices précédents avaient enregistré des progressions record de près de 20% auprès des mêmes acheteurs. Du côté des marchés émergents, notamment la Chine, la croissance devrait se maintenir en 2009 à un niveau encore respectable, de l’ordre de 10 à 15%, contre 30% ces dernières années. La clientèle des marchés émergents ne permettra toutefois pas de compenser le ralentissement dans les pays occidentaux et la récession prévue au Japon (-5%).

Pression sur les prix

Pilier de l’économie helvétique, le secteur horloger ne sera pas épargné, selon les courtiers du bureau européen Landsbanki-Kepler, qui prévoient une chute de 10% des exportations de montres suisses l’an prochain. Ce que semble confirmer la réalité déjà observable sur le terrain. «La seule lecture des chiffres actuels d’exportation (+15% pour le mois de septembre, ndlr) est trompeuse, relève Jean-Claude Biver, CEO de Hublot. Ces statistiques ne disent rien de la quantité d’exemplaires réellement écoulés par les détaillants; elles reflètent simplement le nombre de commandes passées il y a plusieurs mois. Dans les faits, la demande réelle des consommateurs a baissé.»

Et notamment aux Etats-Unis, comme le souligne Biver: «Au début du mois, l’un de nos détaillants américains, pris de panique, a souhaité annuler toutes ses commandes, soit une cinquantaine de montres. Nous lui avons clairement signifié qu’un tel comportement signifierait la fin de notre collaboration et il a fait marche arrière.»

Sur le marché suisse, les horlogers admettent qu’un léger fléchissement se fait déjà sentir: «Pour l’heure, la situation est moins critique qu’annoncée, tempère Philippe Léopold-Metzger, CEO de Piaget. Les ventes demeurent satisfaisantes du côté de Lucerne et Interlaken, là où les touristes des pays émergents affluent en nombre.»

Les principaux fournisseurs et sous-traitants des entreprises horlogères, jusqu’alors en situation de surproduction, sentent le vent tourner. C’est le cas de la société PX Group, basée à la Chaux-de-Fonds, spécialisée dans l’habillement horloger: «Le ralentissement est très net depuis le mois d’octobre; nous enregistrons près de 40% de commandes en moins pour notre usine en Malaisie», rapporte le président Pierre-Olivier Chave. Certaines marques horlogères se tournent vers des prestataires meilleur marché. Il y a une réelle pression sur les prix.»

Sur le front de l’hôtellerie de luxe, la fréquentation a chuté en moyenne de 20% au niveau mondial lors des premières semaines d’octobre, au plus fort de la tempête. L’observation émane de Jean-Jacques Gauer, directeur du Lausanne Palace et président de Leading Hotels of the World, association qui regroupe plus de 450 établissements prestigieux dans le monde entier. Les Etats-Unis et l’Angleterre sont particulièrement touchés, l’Espagne et l’Italie également. La Suisse s’en sort un peu mieux: au Lausanne Palace, la baisse des nuitées a atteint 7% au mois d’octobre. «Les hôtels qui ciblent surtout la clientèle d’affaire subissent plus durement la crise, note Jean-Jacques Gauer. Les entreprises limitent désormais les déplacements de leurs employés et organisent davantage de visioconférences.»

La fin du bling bling

Le luxe très haut de gamme, par définition plus classique et statutaire, tire mieux son épingle du jeu dans la tourmente actuelle. «Les marques de référence constituent en quelque sorte des valeurs refuge, observe Nathalie Longuet, analyste auprès de la banque privée LODH. D’où le fait qu’Hermès, par exemple, s’en sort de manière acceptable, tandis que Gucci, au profil plus mode, enregistre de moindres performances. On constate une inversion de ces tendances lors des périodes de boom économique.» Les consommateurs risquent donc de se reporter sur des marques fortes en 2009-2010, celles dont les articles se déprécient peu.

Franco Cologni, président de la Fondation de la haute horlogerie, estime lui aussi que les produits les plus exclusifs traverseront la crise sans trop de mal. «Dans le cas de l’horlogerie, je pense à des montres d’une valeur supérieure à 20’000 francs.» Opinion partagée par Jean-Claude Biver de Hublot, relayé aussi par Philippe Léopold Metzger de Piaget: «Les marques qui écoulent de gros volumes vont beaucoup plus souffrir.»

Un raisonnement somme toute logique si l’on considère que les ultra-riches restent en progression sur Terre, crise ou pas, et que le yoyo de la bourse n’a qu’une incidence relative sur le pouvoir d’achat de cette population. C’est ce que semble indiquer les résultats des récentes ventes aux enchères de maisons prestigieuses, telles que Christie’s ou Sotheby’s, où les articles les plus onéreux trouvent preneurs, malgré un résultat global très décevant: «La vente de Sotheby’s le 4 novembre à New York, a rapporté 197 millions de dollars, un chiffre 42% en dessous des attentes, constate Nathalie Longuet de LODH; un tiers des articles n’a pas été vendu, le pire taux depuis mai 2001. Néanmoins, les trois tableaux phares de la vente ont été vendus, certes dans le bas de la fourchette estimée: un Malevich à 53,5 millions de dollars, un Degas à 33 millions et un Munch à 34 millions.»

En haut de la gamme, le luxe semble donc plus à l’abri des turbulences. C’est aussi le cas sur le marché automobile. Ferrari, par exemple, dispose d’une marge de manœuvre confortable: ses carnets de commandes sont quasiment remplis pour les deux ans à venir et la demande excède généralement les capacités de production. «Lors du récent salon de l’auto de Paris, à la fin du mois d’octobre, le nombre de commandes a dépassé celui des années précédentes», souligne Philippe Leloup, directeur commercial de Ferrari Suisse. On notera tout de même, au passage, que la présentation simultanée du nouveau modèle California a contribué à ces excellents résultats. «Pour l’instant, la crise n’a pas de réel impact sur le nombre de Ferrari vendues en Suisse cette année (environ 280 voitures, ndlr), poursuit Philippe Leloup, mais l’on s’attend à un léger ralentissement sur les ventes de véhicules d’occasion. L’Amérique semble davantage touchée.»

Chez Porsche, qui évolue sur un segment moins exclusif, la crise financière a apparemment des conséquences plus immédiates: le responsable communication de la firme de Zuffenhausen, Michael Baumann, livre un chiffre saisissant: «En septembre aux Etats-Unis, les ventes ont chuté de 44% par rapport à la même période en 2007; le recul est plus sensible sur les modèles d’entrée de gamme, comme le Boxster ou le Cayman (environ 70’000 francs en Suisse, ndlr) que sur la 911 turbo (plus de 200’000 francs).» Preuve que le très haut de gamme résiste mieux à la tempête.

Quid du marché suisse? De l’avis des garagistes, il tient plutôt bien le choc: «La baisse n’est pas excessive, observe Dominique Roserens, directeur du garage AMAG (concessionnaire Porsche) de Lausanne. Les ventes ont diminué d’environ 8% ces dernières semaines, mais la clientèle traditionnelle est toujours là. En revanche, l’acte d’achat spontané du boursicoteur triomphant se fait très rare ces derniers temps…»

Au garage Beau-Rivage de Lausanne, qui représente Mercedes-Benz et Bentley, le ton se veut encore plus optimiste: «Nous ne ressentons rien pour l’instant; septembre a même été notre meilleur mois de l’année, et octobre s’est situé dans nos objectifs, lance Guy Boca, fondateur et propriétaire. Je n’ai pas le sentiment que les gens soient paniqués. Rien à voir avec la situation en Espagne, où le secteur automobile dans son ensemble a enregistré une baisse de 37% au mois de septembre.»

Adaptation des produits

Sur le front de l’horlogerie suisse, les grandes manœuvres ont commencé pour tenter de maintenir le cap: «Etant donné que les produits classiques devraient mieux résister, nous avons décidé d’accélérer la production et le rythme de sortie de notre modèle emblématique Big Bang Classic, explique Jean-Claude Biver, CEO de Hublot. La montre sera disponible dès le premier semestre 2009, six mois plus tôt que prévu. La situation économique nous oblige également à ajuster notre planning de commandes envers nos fournisseurs: nous achetons désormais nos composants pour les quatre prochains mois et non plus pour neuf mois, puisque personne ne sait vraiment comment évoluera le marché… Idem pour la réservation d’espaces publicitaires: nous établissons notre stratégie à plus court terme. Enfin, nous consacrons davantage de moyens à la recherche et au développement, car la créativité permet de surmonter les crises.»

Encore faut-il disposer d’une assise financière suffisamment solide. Par bonheur, les profits monstres dégagés par l’industrie du luxe au cours des quatre dernières années permettent de voir venir… «Certains groupes comme Richemont ou Hermès n’ont absolument pas de dettes; c’est une situation assez incroyable, explique Caroline Reyl de chez Pictet. De telles entreprises, qui affichent un bilan et un cashflow hors normes, peuvent endurer une baisse de la consommation.»

Sans changer complètement leur stratégie, les entreprises peuvent actionner certains leviers. «D’une part, les prix ne devraient plus augmenter, estime Caroline Reyl; d’autre part, la création de points de vente va subir un coup d’arrêt dans les régions les plus touchées. Richemont prévoit, par exemple, de geler l’ouverture de magasins au Japon et aux Etats-Unis. Les budgets publicité de beaucoup de sociétés seront également réduits. Enfin, beaucoup de marques vont tenter de polariser leur production sur deux segments: le très haut de gamme et l’entrée de gamme, car entre les deux, la baisse de la demande devrait être plus marquée. Cartier avait suivi cette logique lors des crises précédentes, quand la croissance avait ralenti.»

Analyse partagée par Nathalie Longuet de LODH: «Certaines entreprises qui n’ont pas suffisamment travaillé leur entrée de gamme avant la crise pourraient se trouver davantage affectées. Omega, par exemple, a choisi ses dernières années de repositionner ses prix vers le haut, et pourrait se retrouver en risque vis-à-vis d’une partie de sa clientèle.»

Dans l’hôtellerie, il s’agira de séduire en priorité le bon public: «Il faudra renforcer le marketing là où cela rapporte directement: vis-à-vis de la clientèle russe par exemple, explique Jean-Jacques Gauer du Lausanne Palace. On peut aussi envisager davantage de promotions le week-end.»

Retour à l’essentiel

Et si la crise avait aussi du bon? Pour les clients de haute horlogerie, régulièrement placés sur liste d’attente, et qui patientent plusieurs années avant de recevoir leur montre, le ralentissement économique aura comme incidence de raccourcir les délais de livraison. Parallèlement, du côté des fabricants, la nouvelle donne va permettre d’assainir la production. «Les marques prestigieuses ont pris tellement de commandes ces dernières années qu’elles ne parviennent plus à suivre le rythme, concède Jean-Daniel Pasche, président de la Fédération horlogère suisse (FHS). Avec la baisse de la demande, on devrait constater une détente sur le marché de l’approvisionnement, même si cette évolution reste difficile à chiffrer.»

Et comme le succès, désormais, n’ira plus de soi, les marques redoubleront d’effort et de créativité. «Nous allons devoir retourner faire nos devoirs à la maison», résume Jean-Claude Biver, espiègle. Et d’ajouter: «La crise a le mérite immédiat de gommer toute attitude arrogante chez certains fournisseurs…»

Autre conséquence probable, celle d’un recentrage du luxe sur des valeurs d’élégance et de quête de l’essentiel. C’est la thèse de Jean-Jacques Mayer, directeur de l’hôtel Beau-Rivage de Genève: «Nous nous concentrons sur ce qui constitue, à nos yeux, l’essence du luxe. Dans le cas de l’hôtellerie: l’atmosphère, l’ambiance, l’âme des lieux, davantage que les gadgets ou la sophistication à outrance.» Une manière à peine déguisée de dénoncer la vacuité de certaines réceptions mondaines? «En réponse à la crise, il faut faire preuve de plus d’originalité et de retenue, affirme Jean-Jacques Mayer. Le luxe devrait s’orienter vers des offres mieux réfléchies.»

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Une version de cet article est parue dans le supplément Luxes du magazine suisse Bilan.