Dans l’édition d’hier du quotidien Le Temps, l’éditorialiste a joué de malchance en commençant ainsi son article: «La Suisse s’en tire apparemment très bien alors que l’Europe, en proie à la crise financière, se serre les coudes. UBS a recapitalisé à temps pour éviter un coup de main salvateur de ses consœurs helvétiques ou de l’Etat», car au moment où le lecteur le lisait en buvant son café, la radio annonçait juste le contraire.
A savoir que la Confédération allait entrer au capital d’UBS à hauteur de 6 milliards de francs suisses et que la banque nationale (BNS) allait reprendre une partie de ses actifs pourris pour 60 milliards de dollars. On apprenait par ailleurs que sur injonction de la Commission fédérale des banques, Credit Suisse, deuxième banque du pays, se recapitalise à hauteur 6,5 milliards d’euros (avec les sous du Qatar), alors qu’il affiche une perte nette de près de 900 millions d’euros au troisième trimestre.
Cette intervention directe de l’Etat sur le marché bancaire se situe dans la droite ligne tracée par les gouvernements des Etats-Unis et de l’Union européenne. Elle prouve, comme les autres, que le credo libéral du laissez-faire a atteint ses limites. Elle prouve aussi que, dans une économie mondialisée, abandonner la gouvernance des banques aux seuls banquiers est sur le long terme source de catastrophes aux conséquences politiques et sociales incalculables. Qui dressera dans deux ou trois ans le bilan des pertes subies par les millions de chômeurs que la récession en cours abandonnera sur les marges de la société?
Est-ce à dire que le retour de l’Etat en première ligne des politiques financières signifie un retour au socialisme pur et dur bien connu pour ses nationalisations massives des appareils de production? Certainement pas. En Europe occidentale, ce socialisme-là est mort entre 1981 et 1983, au début de la présidence Mitterrand et des échecs de son premier gouvernement. Confrontés à la réalité d’une économie déjà largement transnationale et à l’agressivité du néo-conservatisme anglo-saxon de Reagan & Thatcher, les socialistes français durent vite abandonner leurs chimères. Et chanter tout aussi vite les vertus du libéralisme. Parce que le monde a tourné et que les nationalisations comme leur nom l’indique concernent l’économie d’une nation, d’un Etat-nation. Aujourd’hui les Etats-nations ne sont plus rien.
Tout est imbriqué, chacun se tient par la barbichette. La course en solitaire n’existe plus que pour les sportifs, pas pour les financiers. Mais que dire alors de l’UBS et de l’intervention de la Confédération? Rien d’autre que de hurler au scandale.
Le sauvetage téléguidé par le Conseil fédéral et la BNS n’est qu’une prime à la cupidité, à la légèreté, à l’irresponsabilité. Il témoigne d’une solidarité de caste entre des élites qui fonctionnent selon une idéologie primitive qui ne vise qu’à défendre des intérêts très personnels au détriment de ceux de la collectivité. Nous l’avons vu il y a six ans avec l’affaire Swissair où les deux milliards versés à fonds perdu par l’Etat n’ont servi qu’à remplir les poches des faillis que personne ne montre plus du doigt.
Mais, direz-vous, il n’est pas possible de laisser une banque telle qu’UBS faire faillite. Pourquoi pas? Premièrement, la faillite peut encore venir. Deuxièmement, il aurait mieux valu que l’Etat conserve son argent pour indemniser les victimes, irriguer les entreprises mises en difficultés, voire aider les banques (cantonales ou coopératives) de moindre importance à reprendre les dossiers laissés en déshérence par l’incompétence d’UBS.
On ne voit pas en effet par quel miracle un groupe dirigeant (la direction et le conseil d’administration) pourrait réussir aujourd’hui à rétablir une situation qu’ils ont mis une bonne quinzaine d’années à détériorer. Je ne vois pas par quel miracle ces messieurs qui pensaient devenir les premiers à Wall Street vont se résoudre à changer de comportement. A retourner labourer chez les Waldstätten. A penser solidarité plutôt que big business!
La chose est d’autant plus incongrue que ces gens nous mentent depuis des années, ont encore menti en faisant une assemblée bidon avec annonce de bénéfices il y a quelques jours et qu’ils continuent de mentir en prétendant aujourd’hui que leur situation est bonne et que la recapitalisation ne vise qu’à redonner un peu de confiance au marché. On n’en peut plus de cette mentalité. Il devient insupportable pour nous, citoyens avant que d’être contribuables, de voir une caste de banquiers et de managers qui a perdu tout sens de la démocratie et de la morale, parader en toute impunité.
L’Etat-nation n’ayant plus le pouvoir de maîtriser totalement ces dérives, il peut cependant intervenir à la source en négociant au niveau international par des accords multilatéraux ou globaux quelques mesures prophylactiques. On les connaît, ne serait-ce que par les travaux d’une fondation comme Ethos. La revitalisation des entreprises globalisées passe par le développement de leur démocratie interne: assemblées des actionnaires, discussion des propositions alternatives, contrôle réel des cadres dirigeants, élection démocratique du conseil d’administration. Il n’aurait pas été inutile qu’avant d’allonger des milliards, le Conseil fédéral pose à UBS comme condition la tenue d’une assemblée extraordinaire des actionnaires, la démission collective du conseil d’administration et l’élection d’un nouveau groupe dirigeant.
A la radio, le président Couchepin a annoncé (probablement en fronçant le sourcil, cela ne se voyait pas) que les critères de rémunération des cadres seraient revus à la baisse. Tenant le bâton des milliards par le manche, il aurait pu préciser un plafond, sans entrer dans les détails. En disant par exemple: pas plus d’un million pas année! Mais il ne l’a pas fait.
Parce que le président Couchepin entraîné comme les autres par la mode des salaires monstrueux n’a pas plus de sens moral qu’un banquier ou qu’un patron de la chimie. Or la Suisse pendant des lustres s’est singularisée chez les capitalistes par l’étroitesse des différences entre le bas et le haut de l’échelle des salaires.
Aujourd’hui, cette étroitesse semble grotesque. La preuve: le même bulletin d’information annonçait que le patron des CFF, entreprise fédérale comme son nom l’indique, a touché l’an dernier un salaire de 1,2 millions de francs. On se demande vraiment pourquoi et à quel titre.