TECHNOPHILE

Les chercheurs poussés à la fraude

Un tiers des scientifiques admet recourir à des pratiques frauduleuses: chiffres bidonnés, images retouchées, résultats inventés… La palette est large. En cause: une pression de plus en plus forte, qui pousse à la faute. Enquête.

Coup dur pour les détracteurs des ondes électromagnétiques. En 2005 puis au printemps 2008, des chercheurs de l’Université médicale de Vienne démontrent que les ondes émises par les téléphones portables et les antennes relais causent des ruptures dans les brins d’ADN. Conséquences possibles? Des cancers. Ces résultats, les plus macabres jamais publiés en la matière, ont fait sensation lors de leur publication, fournissant aux opposants de la radiotéléphonie de nouvelles munitions. Sauf que… ces données étaient fabriquées de toutes pièces! Une technicienne du laboratoire, Elisabeth K., les avait tout bonnement inventées.

Cette affaire, révélée en mai 2008, rappelle que les errements de la science sont fréquents. Les cas les plus célèbres? Le biologiste sud-coréen Hwang Woo-suk, qui prétendait en 2004 avoir réussi le premier clonage humain; le physicien Hendrick Schön, des Bell Labs, auteur d’au moins 16 articles «bidonnés» entre 1998 et 2001; ou encore Jon Sudbø, spécialiste du cancer, qui inventait des patients pour ses études sur la prise de médicaments anti-inflammatoires.

«Ces cas médiatiques représentent l’arbre qui cache la forêt, estime André Blum, ex-gastroentérologue émérite du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Le nombre de fraudes est bien plus élevé qu’il n’y paraît.» En 2005, une étude publiée par la revue «Nature» révèle l’ampleur du phénomène. Sur 3247 scientifiques questionnés sous le couvert de l’anonymat, 33% confessent un comportement coupable au cours des trois années précédentes. Parmi les fautes les plus graves: 0,3% des chercheurs interrogés admettent une invention pure et simple de résultats, 6% reconnaissent avoir caché des éléments contradictoires et 15,5% une modification de leurs données sur demande d’un bailleur de fonds. Côté plagiat, une autre étude, publiée début 2008 dans la revue «Nature», sème le trouble. Les auteurs ont passé au crible 7 millions d’articles de la base documentaire médicale Medline, via le logiciel de détection du plagiat «eTblast». Résultat: 70’000 papiers (soit 1%) présentent une «haute ressemblance» avec d’autres écrits. Un examen manuel de ces publications suspectes indique que trois quarts d’entre elles sont clairement recopiées!

«Toutes les études indiquent qu’environ 1% de la littérature scientifique résulte de fraudes graves, comme la fabrication de données, la falsification ou le plagiat. Et la tendance semble être à la hausse», dit Jean-Pierre Alix, conseiller Science-société de la présidence du CNRS et chargé, en France, d’une mission sur l’intégrité scientifique. Aux Etats-Unis, selon les chiffres recensés par l’autorité américaine de l’intégrité scientifique (ORI, pour Office of Research Integrity), le nombre d’allégations de fraudes s’est élevé à 266 cas en 2006. Un nombre relativement stable par rapport à 2005, mais en hausse de près de 50% par rapport à 2003.

UN JEU D’ENFANT

La tentation de tricher est d’autant plus forte qu’avec les outils actuellement disponibles (Web, Photoshop, etc.), retoucher une image, trouver des informations et les recopier est devenu un jeu d’enfant. «Avant d’être publiés, les articles scientifiques sont toujours relus par au moins deux spécialistes du domaine concerné, appelés reviewers, qui jugent de leur validité, explique Claude Joseph, chercheur au service Interface Science-société de l’Université de Lausanne (Unil) et ancien relecteur de la revue «Nuclear Instruments and Methods in physics». Mais, si la fraude est bien faite, il est très difficile de la déceler. Comment voulez-vous voir que des résultats sont inventés si l’ensemble paraît logique?»

Un reviewer de «Science» jette un autre pavé dans la mare: «Il faut comprendre que les revues, en particulier «Science» et «Nature», sont en compétition. C’est à qui sortira en premier le prochain scoop scientifique, avec les retombées économiques que cela implique. Dans ce contexte, mon impression est que, parfois, elles publient des papiers plus ou moins sans l’avis de leur board d’experts, en raison de leur impact potentiel. » Un argument rejeté par le docteur Bruce Alberts, l’éditeur en chef de «Science»: «Malheureusement, malgré tous nos contrôles, nous échouons parfois à détecter les fraudes. Mais nous mettons tout en place pour que cela n’arrive pas.»

Denis Duboule, biologiste de l’EPFL et de l’Université de Genève (Unige), ainsi que membre de «l’editorial board» de la revue «Science», poursuit: «Bien sûr, les revues scientifiques laissent passer des articles frauduleux. Mais, immédiatement après leur publication, des centaines de laboratoires tentent de refaire les expériences. Si personne n’y parvient, la suspicion est forte. Résultat: les tricheurs sont aujourd’hui démasqués en un an ou deux maximum, alors qu’il fallait quarante ans il y a un demi-siècle!»

STAR-SYSTEM

Si le risque de se faire pincer est désormais si élevé, qu’est-ce qui pousse les chercheurs à sortir du droit chemin? «La pression», répond unanime la sphère scientifique. «Ces vingt dernières années, la compétition, notamment pour obtenir des fonds, s’est nettement accrue entre les chercheurs, dit Peter Suter, ancien vice-recteur de l’Unige. Résultat: tout le monde veut et doit publier, condition sine qua non à l’obtention de nouveaux financements.» Et, si possible, il faut écrire dans une revue prestigieuse. «Un doctorant qui publie dans «Nature» ou «Science» est sûr d’obtenir un poste dans un bon labo, explique Denis Duboule. La tentation de franchir la ligne jaune afin d’assurer son avenir est très forte.» Le carriérisme et l’égo sont également des éléments incitant à passer à l’acte. «La science est un star-system avec ses prix et ses escaliers, façon Festival de Cannes, poursuit Denis Duboule. On s’arrache les places. Mais, après avoir goûté aux paillettes, il est très difficile de s’en passer.»

Typique, le cas de fraude par anticipation: un résultat est prédit par la sphère scientifique, mais personne ne parvient à le vérifier expérimentalement. Un chercheur invente alors les données que tout le monde attend, afin d’avoir la primeur de la publication. Un pari risqué. En 1981, Karl Illmensee, professeur de biologie à l’Université de Genève, affirme dans la revue «Cell» avoir cloné trois souris – une première. La gloire est immédiate. Illmensee devient une star. Mais aucun scientifique n’arrive à reproduire ses résultats. Et pour cause: ils sont truqués! En 1982, Denis Duboule, alors doctorant d’Illmensee, dénonce son supérieur. Le scandale est immédiat. Illmensee dément, mais perd toute crédibilité et disparaît de la scène scientifico-médiatique. Le premier mammifère cloné, Dolly, naîtra en 1996, quinze ans après la «première» d’Illmensee…

Ironie du sort: «Si nous savons aujourd’hui qu’il ne pouvait pas cloner un mammifère avec la technique qu’il employait, il n’était pas si loin de trouver la solution », sourit Denis Duboule. Si proche du but, Illmensee a peut-être craqué.

CULTE DU SILENCE

Souvent évoqué, le financement de la recherche par des entreprises privées est-il un autre facteur menant à la fraude? Peter Suter se veut mesuré sur la question: «Une entreprise n’a pas forcément intérêt à sponsoriser des résultats frauduleux. Cela aboutirait à la conception de produits défectueux, pour lesquels elle devra payer, tôt ou tard, les pots cassés. Mais, bien sûr, il existe des cas comme l’affaire Rylander…» Entre 1973 et 2001, ce chercheur suédois, enseignant aux Universités de Göteborg et Genève, a produit divers travaux où il minimisait ou niait les effets nocifs du tabagisme passif. Problème: à la même époque, il était un consultant grassement payé par… Philip Morris! Il est démasqué en 2001. La Cour de justice de Genève le reconnaît, en 2003, coupable de «fraude scientifique sans précédent, dans le domaine du tabagisme passif». Michel Halpérin, l’avocat qui a défendu Ragnar Rylander, rappelle que son client continue de clamer qu’il n’a pas trafiqué ses résultats. Quoi qu’il en soit, le scandale fut si lourd que Rylander a perdu toute crédibilité scientifique. «Pour ceux qui se font prendre, les conséquences sont toujours dramatiques. Ils sont grillés à vie», dit Denis Duboule. Les collègues et l’institution payent aussi la note. «Suite à une fraude prouvée, une université est discréditée sur la scène internationale et elle peut perdre des sources de financement, notamment de la part des cantons», note Claude Joseph. De quoi inciter les centres de recherche à garder le silence lorsqu’un de leurs chercheurs se révèle être un fraudeur.

«Dans la presse, l’Unige a été discréditée après les cas Rylander et Illmensee, relève Peter Suter, qui était doyen de l’Unige au moment de l’affaire du tabac. Pourtant des cas similaires existaient dans d’autres universités suisses. Mais, ils n’ont pas eu la même couverture médiatique.» Il y a une quinzaine d’années, André Blum, ancien médecin du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), testait un médicament en développement pour le traitement de problèmes gastroentérologiques. «Nous avions recruté un médecin étranger, qui devait expérimenter le produit sur une centaine de ses patients, raconte-t-il. Les recherches se sont très bien déroulées, mais les résultats étaient trop semblables. J’avais un doute. J’ai donc fait analyser génétiquement les échantillons qu’il nous avait transmis. Et là, stupeur: tous les prélèvements provenaient en tout et pour tout de trois patients!» En clair, le médecin avait inventé une centaine de malades. Suite à cette affaire, André Blum l’a dénoncé à l’Ordre des médecins de sa région. Et puis? Rien! «Je suis extrêmement fâché parce qu’il continue d’exercer exactement comme avant. Il n’a jamais été sanctionné!» Pourtant, selon Peter Suter, la survenue d’une fraude peut représenter, pour l’institution, «un mal pour un bien». «Suite à l’affaire Rylander, la direction de l’université a totalement interdit les subventions de recherche issues de l’industrie du tabac. D’autres chercheurs que Rylander, travaillant à l’Unige mais également dans d’autres universités suisses, touchaient des crédits de ce secteur. Ils les ont perdus. De manière générale, je dirais que la transparence concernant les financements privés a nettement augmenté.»

Autre avancée majeure, l’Académie suisse des sciences médicales a commencé à s’intéresser au problème en publiant, en 2002, un rapport pour «l’intégrité dans la recherche scientifique». Adapté, il a été adopté par l’ensemble des Académies suisses des sciences, en mai 2008. Co auteur de ce rapport, Peter Suter s’en félicite: «Cela permet de donner un cadre clair aux chercheurs et aux institutions, pour qu’ils sachent comment transmettre des règles d’éthique aux étudiants et comment se comporter en cas de suspicion de fraudes. La majorité des universités de notre pays ont maintenant introduit des règles claires basées sur ces mêmes principes.» Seul problème, dans une recherche ultra-mondialisée, ces règles ne s’appliquent pas partout. Le 22 mai 2008, le «New York Times» révélait que l’Université Virginia Commonwealth recevait encore des fonds de la part de Philip Morris. «Néanmoins, depuis les grosses fraudes révélées ces dernières années, il existe une réelle préoccupation internationale sur ce sujet. Dans différents pays, les exemples de bonnes solutions (lois, codes, procédures) se multiplient», rapporte Jean- Pierre Alix. En février 2007, un colloque s’est tenu à Tokyo, à l’initiative du Forum mondial de la science de l’OCDE et, en septembre 2007, une conférence internationale a été organisée à Lisbonne, sous l’égide de la Fondation européenne de la science et de l’ORI. «Ce sont de bonnes initiatives, conclut André Blum, car si rien n’est fait, tricher vaut vraiment le coup.»

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La fraude de Mendel: le compte était trop bon

Au milieu du XIXe siècle, Johann Gregor Mendel, un moine et botaniste autrichien, invente la génétique moderne en croisant des petits pois dans son jardin (ci-contre). Observant la fréquence de sept caractères héréditaires dont la forme des graines (lisse ou ridée), il déduit la manière dont se transmettent les gènes. Problème: ses résultats sont statistiquement trop beaux pour être vrais. Par exemple, lorsqu’on lance une pièce de monnaie 4 fois de suite, il est peu probable d’obtenir 2 piles / 2 faces. Pour obtenir un ratio proche de 50%, il faut lancer la pièce un grand nombre de fois. De la même manière, il aurait fallu que Mendel considère beaucoup plus de petits pois pour obtenir ses résultats. Le père de la génétique les aurait donc sciemment améliorés. Une fraude qui, rétrospectivement, aura servi la science.

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La fraude de Pasteur: le vaccin mortel

En 1885, Louis Pasteur, scientifique français de renom, réalise ses premiers essais sur l’homme de son vaccin contre la rage. Fort de premiers succès éclatants, son vaccin devient célèbre et les patients affluent. Mais, en 1886, Jules Rouyer, un enfant, décède vingt-quatre jours après sa vaccination et son père porte plainte. L’autopsie montre que l’enfant est mort de la rage, mais le médecin légiste fait un rapport en sens contraire. «Si je ne prends pas position en faveur [du vaccin], c’est un recul immédiat de cinquante ans dans l’évolution de la science, il faut éviter cela!» aurait-il dit, avant de rendre ses conclusions. Finalement, après d’autres cas similaires, les médecins finissent par renoncer au traitement de Pasteur-Roux. Mais sans scandale.

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La fraude de Piltdown: le chaînon manquait

Le 18 décembre 1912, c’est en grande pompe que Charles Dawson, avocat et géologue amateur, et Arthur Smith Woodward, le célèbre paléontologue président de la Société géologique de Londres, présentent une découverte d’importance: le «chaînon manquant»! Pour étayer leurs propos, ils présentent un crâne «humain» trouvé à Piltdown en Angleterre, qui possède la particularité d’avoir une mâchoire semblable à celle des singes. La découverte stupéfie les savants. Mais, en 1949, la tricherie éclate au grand jour. Après analyse, il est montré que la mâchoire provient d’un orang-outan, alors que la boîte crânienne est tout simplement celle d’un homme moderne!

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La fraude de Vioxx: Merck cache ses morts

En 2000, lors d’une étude comparative entre le Vioxx et un autre antalgique, le Naproxène, des scientifiques mettent en évidence que le nombre de crises cardiaques est plus important dans le «groupe Vioxx». Leur conclusion est des plus étonnantes: le Vioxx n’augmenterait pas le risque de crise cardiaque. Ce serait le Naproxène qui aurait un effet protecteur! Pire encore: trois personnes décédées lors de l’étude ont été rayées des archives. Résultat: quatre ans (et 2,5 milliards de dollars de bénéfices) plus tard, Merck retire son produit, car le risque d’arrêt cardiaque est trop grand… Selon les chiffres de la FDA (Food & Drug Administration), le Vioxx a causé prés de 27’000 décès. Pour solder les 25’000 plaintes déposées contre lui, Merck a négocié un accord à l’amiable fin 2007. Le groupe devrait verser 4,85 milliards de dollars.

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La fraude de cristal: les crânes brillaient trop

Au centre du dernier «Indiana Jones», sorti le 21 mai, des crânes de cristal aux pouvoirs mystérieux… Dans la réalité, on dénombre 13 de ces objets dans le monde. Découverts au XIXe siècle, deux d’entre eux ont longtemps été exposés au Musée du quai Branly (Paris) et au British Museum (Londres), en tant que reliques de l’époque précolombienne. Mais, à partir de 1996, des études menées sur le crâne de Londres tendent à prouver qu’il s’agit de faux grossiers. En effet, des observations au microscope électronique ont montré sur leur surface des marques droites et parfaitement espacées qui apportent la preuve de l’utilisation d’une roue de polissage moderne. Un matériel qui n’était pas disponible à l’époque précolombienne…

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Hwang: manipulateur génétique ou génie de la manipulation?

En 2004 puis 2005, Hwang Woo-suk, brillant biologiste coréen, fait sensation en publiant deux articles révolutionnaires dans la célèbre revue «Science». Son équipe y décrit pour la première fois la production d’une lignée de cellules souches à partir d’un embryon humain cloné. La découverte fait grand bruit. Elle ouvre la voie au clonage thérapeutique, Saint-Graal des thérapies du futur. Dès lors, la sphère scientifique s’emballe: on parle de Prix Nobel, Hwang est gratifié du titre de «scientifique suprême», un timbre à son effigie est imprimé en Corée… Las. En fait, la qualité première de ses résultats est qu’ils sont inventés. Début 2006, la supercherie est avérée et Hwang finit par avouer. Un procès est en cours.

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Une version de cet article est parue dans le numéro 5 du magazine scientifique Reflex.