LATITUDES

«Le désastre dans les océans échappe à notre entendement»

Jean-Christophe Vié est bien placé pour lancer un signal d’alarme: il coordonne l’outil de référence le plus fiable sur la diversité biologique. Entretien.

Il consacre sa vie à une tâche titanesque: le recensement du vivant. Jean-Christophe Vié, vétérinaire et biologiste de formation, coordonne l’outil de référence le plus fiable sur la diversité biologique, pour l’Union mondiale pour la nature (UICN): la Liste rouge des espèces menacées.

Pourquoi avez-vous intitulé votre livre «Le jour où l’abeille disparaîtra…»

C’est un clin d’oeil à une citation attribuée à Einstein (à tort, si j’en crois une brève recherche bibliographique): «Si l’abeille disparaissait de la terre, l’homme n’aurait plus que quatre année à vivre.» Elle pose d’une manière dramatique le dilemme et la vulnérabilité de l’espèce humaine. L’abeille constitue un excellent ambassadeur de la biodiversité, car elle bénéficie d’un réel capital de sympathie. Sa préservation profite à tous les insectes pollinisateurs (papillons, bourdons…) sans lesquels nous n’aurions pratiquement plus de fruits et légumes. Ces animaux fournissent un service essentiel à l’humanité. Lorsqu’on parle d’espèces menacées, on pense toujours aux éléphants, aux tigres ou aux ours blancs. Or les animaux moins «charismatiques» et proches de chez nous comme les amphibiens, les reptiles et les insectes sont tout aussi précieux pour l’avenir de l’humanité et parfois encore plus menacés.

Comment définissez-vous la biodiversité?

A travers ce mot technique, nous parlons tout simplement de la vie. La biodiversité décrit la variété des animaux et des plantes, mais aussi des milieux naturels, des paysages, et de tous les processus biologiques qui lient entre eux ces différents aspects du vivant. Les différentes espèces en sont la composante visible. C’est pour cela qu’elles sont utiles lorsqu’il s’agit de mesurer la santé de la vie sur terre.

En quoi la disparition d’une espèce met-elle l’homme en péril?

Je considère chaque disparition d’espèce comme une tragédie, dont les conséquences nous sont inconnues. J’aime comparer cette situation à un jeu de dominos: quelques extinctions n’auront peut-être pas de conséquences majeurs à court terme, jusqu’à la perte de trop qui en entraînera de nombreuses autres…Si une espèce à forte valeur commerciale disparaît c’est un secteur économique entier qui peut s’effondrer. Si les pollinisateurs disparaissent, nous devrons faire face à une crise alimentaire majeure, sans commune mesure avec celle que certains pays traversent aujourd’hui.

Selon vous, le réchauffement climatique bénéficie de plus d’attention que la biodiversité…

La menace des changements climatiques est perçue de manière plus visible par la population: les inondations, les glissements de terrain, la désertification, les feux de forêt et les canicules ont déjà eu des conséquences socio-économiques très graves. Moins perceptible, la menace sur la biodiversité semble moins directe. Le public ne comprend pas forcément la complexité des relations entre les espèces et la nécessité de toutes les préserver, même celles qui ne nous sont pas directement «utiles». Tout ce qui a trait à la biodiversité et aux écosystèmes relève de processus très complexes. Il s’agit de préserver un équilibre subtil, qui n’est pas régi par des lois claires comme en physique. Lorsqu’une espèce se raréfie, on ne sait pas toujours pourquoi, ni ce qui va se passer. Mais à chaque fois cela devrait nous préoccuper.

Votre constat sur le déclin des espèces est alarmant. Quelles en sont les causes?

A l’heure actuelle la principale cause de disparition de la vie sauvage est la destruction des habitats: les forêts sont mises en danger par la déforestation; les zones rurales par l’intensification de l’agriculture; les milieux marins par le dynamitage des récifs, le raclage des fonds et la destruction des mangroves, véritables nurseries à poissons. La deuxième cause est la surexploitation des ressources par la chasse ou la pêche: l’homme vide les forêts et les océans. Quant au changement climatique, il n’est pas aujourd’hui une cause majeure du déclin de la biodiversité, mais il va vite le devenir. Il pourrait en particulier renforcer les destructions d’habitats dans certaines zones, par exemple les habitats côtiers à cause de la montée des eaux ou de la mort des coraux ou encore favoriser la progression des espèces envahissantes et des maladies.

Vous semblez préoccupé par l’état des océans…

L’ampleur du désastre dans les océans échappe largement à notre entendement. Parce qu’elle demeure invisible. Il est difficile d’imaginer le pouvoir des engins utilisés par la pêche industrielle qui ratissent les fonds en arrachant tout sur leur passage. Des milliards d’éponges, étoiles de mer, de coraux parfois âgés de centaines d’années et autres invertébrés sont chaque année leurs victimes. Que dirions-nous si des chasseurs rentraient dans les forêts avec des bulldozers, abattant tous les arbres sur leur passage, tirant sur tous les animaux qu’ils aperçoivent, pour ne les trier que plus tard afin de ne garder que ce qui leur paraît économiquement intéressant? Il faut revenir à une pêche responsable et, à ce titre, de nombreuses organisations publient des guides pour les consommateurs.

Votre livre met également l’accent sur les amphibiens.

C’est le groupe le plus menacé au monde avec plus d’un tiers d’individus en voie d’extinction. Les grenouilles disparaissent à une vitesse vertigineuse, souvent en raison d’une maladie qui s’étend rapidement à travers le monde, mais parfois de manière inexpliquée, même si l’on suspecte fortement les pesticides et les changements climatiques. Or ces animaux en disent long sur la santé du monde car ils possèdent une peau perméable qui absorbe toutes les pollutions. Ce sont des indicateurs très sensibles de l’état de notre planète. Ils jouent également un rôle très important comme régulateurs du nombre d’insectes, ainsi que dans la chaîne alimentaire. Dans un autre registre, ces animaux sont très présents dans l’imaginaire des hommes. Pensons simplement à nos contes, à la magie du crapaud transformé en prince! Mais qui s’en préoccupe? Les grenouilles ne font pas l’ouverture du journal télévisé! Heureusement, les zoos se sont lancés dans une véritable Arche de Noé pour sauver en urgence un maximum d’espèces.

Y a-t-il encore un moyen d’infléchir les choses?

Bien sûr! Chacun de nous est à la fois consommateur et électeur. On peut décider d’acheter un produit plutôt qu’un autre, privilégier une petite voiture ou les transports en commun, ne pas acheter de produits sur-emballés (recycler c’est bien, ne pas gaspiller est encore mieux), ne pas utiliser de sac pour les courses, boire de l’eau du robinet… Ceux qui ont un jardin peuvent l’agrémenter de plantes de la région, des fleurs qui attireront les papillons, ne pas utiliser de produits toxiques…Beaucoup d’associations donnent d’excellents conseils. Les renseignements sont disponibles, à portée de main. Nous vivons dans une société de gaspillage insensé. C’est un inlassable travail d’information et d’éducation qui pourra entraîner une prise de conscience globale. Nos enfants portent d’ores et déjà une autre vision. Donnons-leur la chance de pouvoir s’émerveiller devant le spectacle d’une nature vivante.

Jean-Christophe Vié, «Le jour où l’abeille disparaîtra… », Arthaud, Paris, 2008
www.viesurterre.com

——-

Le baromètre du vivant
Depuis plus de 40 ans, la Liste rouge de l’UICN constitue l’inventaire mondial le plus complet de l’état de conservation des espèces végétales et animales.

Elle s’appuie sur une série de critères précis pour évaluer le risque d’extinction de milliers d’espèces et sous-espèces. Fondée sur une solide base scientifique, c’est l’outil de référence le plus fiable sur l’état de la diversité biologique.

Son but essentiel consiste à mobiliser l’attention du public et des responsables politiques sur l’urgence et l’étendue des problèmes de conservation, ainsi qu’à inciter la communauté internationale à agir en vue de limiter le taux d’extinction des espèces menacées.