CULTURE

«La Forteresse», ou le drame des requérants d’asile

Avec une juste distance, le cinéaste Fernand Melgar expose la vie quotidienne des migrants dans le centre d’accueil de Vallorbe. Son film sort mercredi. Perspective.

Affluence record ces jours-ci pour voir «cialis launch price», le documentaire que Fernand Melgar vient de consacrer à la difficile question de l’accueil réservé par la Confédération aux requérants d’asile.

A tendre l’oreille pour saisir des bribes de conversation en attendant de passer à la caisse du cinéma, on sent que les gens sont vraiment attirés par le sujet du film. Dans l’atmosphère plane l’espoir de mieux comprendre les controverses engendrées par la politique suivie envers les requérants. Par sa présence, le spectateur accomplit un acte citoyen, sérieux, engagé. Il ne sera pas déçu.

Le film de Melgar est très fort, exemplaire dans sa volonté de témoigner d’une situation, de livrer un matériau brut à la réflexion du spectateur, de ne pas l’influencer par un commentaire interprétatif. Une belle tentative de quête d’un regard objectif, même si chacun sait (et le réalisateur en premier) que dans un documentaire ou tout autre essai, l’objectivité n’existe pas.

Il faut dire que le cinéaste est servi par les lieux et les protagonistes. Nous sommes à Vallorbe, petite bourgade du Jura vaudois qui connut son heure de gloire il y a cent ans quand une compagnie de chemins de fer décida d’y creuser un tunnel pour réduire la distance entre Paris et la riviera lémanique alors en plein développement touristique. Et pour faire écho au tunnel du Simplon lui aussi en chantier. Il s’agissait alors de donner à l’Orient-Express ses lettres de noblesse en rognant sur les détours inutiles.

Dans le creux du vallon de Vallorbe, en-dessous du chantier, on construisit un village de baraques (les «baraquettes»!) pour loger des ouvriers en quasi-totalité italiens. Ce fut (et c’est encore pour les vieux Vallorbiers) le «village nègre» dont le nom en dit long sur la considération que les autochtones (on disait à l’époque «les indigènes») portaient aux travailleurs étrangers. Considération partagée par les Alémaniques : à l’entrée du Simplon, Brigue avait aussi son village nègre…

A la sortie du tunnel du Mont d’Or, surplombant la localité, on construisit une gare immense, aujourd’hui désertée, dont on se demande à quoi elle a pu servir. C’est oublier qu’autrefois, le trafic était lent, les contrôles douaniers interminables, les voyageurs innombrables, l’animation formidable. Je le sais pour avoir grandi dans le coin et happé, sur un quai grouillant de monde, mes premiers chewing-gums jetés des trains par des soldats américains rentrant chez eux.

Devant la gare, on construisit un hôtel, probablement pour les ingénieurs, immeuble transformé ensuite, dans l’entre-deux-guerres, en caserne de gardes-fortifications. Il y a une dizaine d’années, l’armée ayant renoncé aux fortifications, la caserne devint aussi déserte que la gare. L’Office fédéral des migrations (ODM) hérita de cet immeuble confédéral pour y installer son Centre d’enregistrement et de procédure pour les requérants d’asile. C’est «La Forteresse» de Melgar.

Le lecteur m’aura pardonné cette petite digression: je la crois utile pour montrer que les Vallorbiers, au-delà d’une vieille tradition d’échanges frontaliers avec leurs voisins français, ont déjà connu au temps du percement du tunnel l’irruption massive d’étrangers. Et pourtant, l’arrivée des requérants d’asile chez eux suscita des de vives réactions d’intolérance et de rejet qui défrayèrent la chronique au point qu’un cinéaste eut la bonne idée d’aller examiner la situation de près.

Melgar et son équipe sont restés deux mois sur les lieux pour filmer la vie du centre, un centre dont la population varie selon les jours entre cent cinquante et trois cents individus, enfants et adultes, échoués là des quatre coins du monde, Balkans, Caucase, Proche-Orient, Amérique latine, Afrique noire, Corne d’Afrique, etc. De tous les pays où règnent guerres, conflits et règlements de compte tribaux, mafieux ou politiques. Vallorbe ne compte de son côté que 3000 habitants.

Le centre leur assure le gîte et le couvert, leur attribue un pécule quotidien, les autorise à sortir le matin et l’après-midi, avant de les boucler à l’heure du souper et d’éteindre les feux de 22 heures à 6 heures. C’est en somme un régime de semi-liberté.

Les ethnies sont mélangées, pas question par exemple de regrouper les Africains dans un dortoir et les Caucasiens dans un autre. La durée du séjour peut atteindre deux mois. L’ordre intérieur est assuré par des employés de la société Securitas. Une société privée, l’ORS, est chargée de l’intendance. Des fonctionnaires de l’ODM s’occupent de la « gestion » des requérants, de leurs interrogatoires et de l’application des décisions.

C’est avec une approche délicate et retenue que le cinéaste montre la vie de tout ce petit monde, les requérants et l’encadrement administratif du centre. Comme dans tout groupe clos où les intérêts des protagonistes sont contradictoires, les relations des uns et des autres peuvent être calmes, tendues ou carrément conflictuelles, mais, du moins à l’écran, elles restent correctes, voire même courtoises et empreintes d’humanité.

Le spectateur peut se rasséréner intérieurement (comme sans doute Mme Evelyne Widmer-Schlumpf à Locarno) en se disant qu’au delà des polémiques l’honneur du pays est sauf. Et ce, sans que Fernand Melgar ne se montre complaisant par rapport à l’institution.

Cette réussite documentaire saluée par un Léopard d’or au Festival de Locarno souffre tout de même de quelques légers manques. On peine à prendre la mesure de la foule des requérants dont le nombre est souvent supérieur à 200 personnes dans un seul immeuble.

De même, on ne les voit jamais déambuler à l’extérieur, que cela soit autour de la gare ou dans la grande rue de Vallorbe, où leur inactivité forcée imposée par leur statut de demandeur d’asile, incommode certains habitants qui ne voient en eux que des profiteurs paresseux. Mais rien de grave: «La Forteresse» dresse le tableau véridique d’un fait social problématique que l’on espère passager dans la mesure où il dépend de la direction des grands flux économiques mondiaux.

Reste la question de fond, la question du bien fondé de l’institution mise en place par l’ODM qui, de volonté délibérée, n’est pas posée dans le film. Une phrase prononcée à l’écran par un fonctionnaire résume l’affaire: «Nous ne savons pas d’où ils viennent, ils ne savent pas où ils vont.»

Présentant son film, Fernand Melgar donnait des chiffres: on estime à 130 millions le nombre de réfugiés dans le monde, quelque 10’000 d’entre eux demandent chaque année à venir en Suisse, environ 1’500 sont acceptés.

Que faire face à une telle situation? Les uns prônent un rejet total par la fermeture pure et simple des frontières. Etant donné que les frontières ne sont plus gardées et que l’on pénètre dans le pays comme dans un supermarché, cette position ne rime à rien, sauf à remplir la besace électorale de la droite extrême.

L’extrême gauche navigue elle aussi dans les nuages en prétendant que puisque les capitaux et les marchandises ne connaissent plus de frontières, la libre circulation des personnes serait la moindre des choses.

Elle oublie qu’à la fin du XIXe siècle, à une époque où la circulation des personnes (donc des ouvriers) était libre mais sans barrières de sécurité telles qu’aides sociales ou aide au retour, un thème important de la naissance du socialisme fut justement de protéger la main d’œuvre locale contre le dumping salarial pratiqué par les patrons qui engageaient (dans les villages nègres) des travailleurs sous-payés, privés de tout soutien social ou médical, jetés comme des malpropres dès qu’ils n’étaient plus utiles.

C’est donc une politique de compromis qui l’emporte, une politique fondée sur l’interprétation subjective et bureaucratique de trajectoires humaines souvent dramatiques. Il ne peut y avoir en ce domaine de règles de fer appliquées à l’aveugle comme le voudrait la démagogie blochérienne. D’autant que la mémoire collective suisse traîne encore la lourde culpabilité de la ligne appliquée pendant la dernière guerre mondiale par un conseiller fédéral UDC à la triste figure, Eduard von Steiger.

Aujourd’hui, la barque n’est pas pleine, une administration fédérale rigide et pingre mais non inhumaine veille à ce qu’elle ne déborde pas. Histoire peut-être de démentir ce pasteur qui, dans le film, citant le Psaume 91 s’écrie: «Seigneur, tu es la forteresse où je trouve refuge», donnant une connotation religieuse à cette forteresse qui, dans le quotidien des requérants, est surtout paramilitaire.