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La Suisse, nation maritime

Avec sa trentaine de navires flambant neufs, le pays dispose de la flotte la plus moderne du monde. Le Parlement vient de lui accorder 500 millions de cautionnement supplémentaire.

Non seulement elle existe, la marine marchande suisse, mais elle dispose de la flotte la plus moderne au monde: ses 33 navires ont une moyenne d’âge 4 ans et demi. Et, déjà, il est temps de penser à la renouveler. C’est dans ce but que le Parlement a récemment adopté, sans histoires, une décision portant sur 500 millions de francs; le «crédit de cautionnement de la marine suisse», un subtil système de subvention indirecte relevant également de la sécurité nationale, a ainsi été élevé à 1,1 milliard et prolongé jusqu’en 2017.

Le but premier de cette caution est de garantir l’existence d’une flotte que la Confédération peut réquisitionner quand elle le souhaite. Car le gouvernement prend très au sérieux son devoir d’approvisionnement, une mission inscrite dans la Constitution et gérée par un service sur mesure: l’OFAE (Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays) s’assure par exemple que les entreprises privées gardent les stocks de carburant ou de nourriture nécessaires en cas de crise internationale, guerre ou catastrophe naturelle.

Lorsqu’il s’agit de sa sécurité, la Suisse ne fait pas les choses à moitié. «Nous ne pouvons prendre le risque que nos bateaux ne soient pas en condition optimale si une crise venait à survenir», explique Michael Eichmann. Pour ce chef d’état-major de l’OFAE, la flotte suisse doit être des plus moderne. Il y voit aussi un avantage économique pour les armateurs suisse. «C’est comme pour les voitures. Il est plus rentable d’en changer régulièrement, avant que de nombreuses réparations ne deviennent nécessaires.» Conclusion: les bateaux n’atteignent même pas la puberté. Ils sont changés lorsqu’ils atteignent l’âge de 8-10 ans.

Paradoxale, la marine d’un pays sans accès à la mer? Pas tant que ça. Une loi internationale de 1925 assure d’ailleurs à tout pays, même sans littoral, le droit d’avoir une marine. Elle lui permet, en fait, d’étendre son territoire, car un bateau en eaux internationales constitue un petit bout de patrie supplémentaire. C’est donc la loi nationale qui règne à bord, et dans le cas de la Suisse, le for juridique est à Bâle-Ville, le Rhin constituant le cordon ombilical du pays vers la mer. Et bien entendu, la Suisse a signé des accords avec les pays limitrophes pour s’assurer du passage des marchandises depuis le port le plus proche, si la crise attendue devait survenir.

«L’évènement fondateur de la marine suisse se passe le 21 avril 1940 dans le port de Funchal à Madère, raconte Reto Dürler, chef de l’Office suisse de la navigation maritime. Les 15 navires grecs affrétés par la Confédération se retrouvent bloqués par l’entrée en guerre de l’Italie.» Une mauvaise expérience qui pousse le Conseil fédéral à doter la Suisse d’une marine nationale en 1941, laquelle passe ensuite en mains privées en 1953.

Aujourd’hui, la flotte suisse se porte bien. Les six armateurs helvétiques seront d’ailleurs peut-être bientôt rejoints par un nouveau venu: Elvetina, une compagnie fondée par Stefan Sip, un ancien marin qui a troqué sa casquette de capitaine pour celle d’entrepreneur. De plus, des centaines de navires battant pavillon étranger sont gérés par des compagnies maritimes établies en Suisse. Le deuxième armateur mondial pour le transport de containers, le géant MSC, est ainsi établi à Genève. Non seulement pour des raisons fiscales, explique Reto Dürler, mais également parce que Genève reste l’un des centres mondiaux du commerce des matières premières. Mais le directeur de MSC, Gianluigi Aponte, est italien et ses bateaux ne peuvent donc pas arborer la croix blanche.

Car la mer a ses propres règles. Pour qu’un bateau puisse être enregistré en Suisse, il faut non seulement que sa compagnie maritime soit suisse, mais également que son directeur (c’est à dire, l’armateur) le soit. Autre exemple en France, où la nationalité d’un bateau dépend de celles de son capitaine et du premier officier: tous deux doivent être français. Héritage du passé, ces lois semblent anachroniques à l’heure de l’Union Européenne. La loi française a d’ailleurs été dénoncée le 11 mars 2008 par la Cour de justice des Communautés européennes.

Mais le monde de la marine se transforme d’une affaire d’Etats en un commerce juteux – 97% des marchandises passent au moins une fois par la mer. On sent perler chez le capitaine Stefan Sip (45 ans, dont la moitié passés sur mer) une certaine nostalgie. «Auparavant, les marins aimaient leur bateau comme leur femme. Maintenant, la navire n’est pour eux qu’une masse de métal. Il y a une crise dans la profession, les marins ne sentent plus respectés par les compagnies maritimes. Elles ne suivent que des impératifs commerciaux et ont perdu le contact avec la mer».

Le travail est devenu plus dur: les équipes sont réduites, les arrêts au port pour le déchargement plus courts. Les salaires non plus ne sont pas mirobolants: 4’500 euros pour un capitaine ayant sous sa responsabilité un bateau de 300 mètres de long et son chargement (valeur d’assurance: jusqu’à 90 millions de dollars). Conséquence: la proportion de marins suisses sur les bateaux helvétiques est passé sous la barre du 1% (il n’y a que 6 suisses sur 606 marins). Le capitaine se laisse aller à un peu de philosophie: «Pour découvrir le monde de nos jours, il vaut mieux prendre l’avion. Sur un bateau, on se découvre soi-même».

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Une subvention virtuelle

Le but du crédit de cautionnement adopté en mars par le Parlement n’est pas uniquement d’assurer l’existence d’une marine suisse, mais également de faire bénéficier les armateurs helvétiques d’une subvention indirecte. Car leur confrères européens profitent, eux, de rabais fiscaux impossibles à appliquer en terre fédérale, où les impôts sont une affaire cantonale.

Le système est subtil: il s’agit d’une garantie financière dont les armateurs helvétiques tirent avantage lorsque ceux-ci empruntent auprès des banques pour acquérir des nouveaux navires. Il leur permet d’obtenir une réduction d’environ 1% sur le taux d’intérêts, car le risque financier assumé par les banques est moindre. En tant qu’assurance, elle ne serait versée que dans le cas où une compagnie se trouverait en défaut de paiement. Ceci ne s’étant jamais produit, la Confédération n’a à ce jour jamais déboursé un franc. Le crédit n’est même pas au budget, confirme Michael Eichmann, car il s’agit d’un «engagement éventuel» qui ne sera probablement jamais versé. Une subvention efficace donc, et presque virtuelle.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 31 juillet.