Pendant des décennies, ils figuraient comme des représentants emblématiques de la Suisse qui gagne. Prisés par les banques, honorés dans les familles, les officiers portaient la tête haute. Aujourd’hui que l’antimilitarisme est devenu la norme, le prestige de l’uniforme semble appartenir aux livres d’histoire… Les cadres de l’armée n’ont plus le beau rôle.
«Il est de moins en moins facile de s’afficher comme officier, les gens vous regardent un peu comme un extraterrestre, résume le colonel Denis Froidevaux, 48 ans, vice-président de la Société suisse des officiers. Je trouve ce conformisme antimilitariste assez désolant et naïf. Les médias portent leur part de responsabilité; ils dépeignent les militaires de manière négative.»
Un fardeau social que les joies de la vie en gris-vert ne parviennent plus à compenser: déçus par une armée dans laquelle la compétition et l’honneur n’existent plus, astreints à des missions subsidiaires comme la garde d’ambassades, les officiers broient du noir. «Comment voulez-vous prendre du plaisir à garder une ambassade?, se demande Philippe Zeller, divisionnaire à la retraite. La vérité, c’est que l’armée ne sait plus où elle va.»
«L’opération AMBA CENTRO (ndlr: l’engagement pour la protection des représentations étrangères) a causé un tort énorme à l’armée, et tout spécialement aux cadres, analyse le lieutenant-colonel EMG jurassien Ludovic Monnerat, 36 ans. On nous impose des missions qui ne sont pas de notre ressort.»
L’incurie des politiques et le manque d’argent à disposition constitue un autre sujet de grogne: «Le renouvellement du matériel n’est plus assuré et certaines places d’armes se trouvent dans un état critique, avec des cuisines qui ne répondent plus aux normes sanitaires, poursuit Ludovic Monnerat. Aujourd’hui, nous essayons de toutes nos forces de faire fonctionner un système sous-financé. Il faut le réformer, mais les politiques ne sont pas capables de s’entendre sur une ligne claire.»
Réaliste, le Brigadier Michel Chabloz, commandant du Swiss Raid Commando (une compétition militaire qui s’adresse à des candidats entraînés), se refuse à baisser les bras: «Le changement entraîne forcément du chaos. Nous traversons une phase difficile, mais il faut passer!»
Au-delà du désœuvrement des troupes, la qualité du recrutement fait plus que jamais débat. Le major EMG Alexandre Vautravers, 34 ans, affirme que la situation s’est améliorée avec armée XXI, après la période de flottement qui avait accompagné armée 95. Tous ne se montrent pas aussi optimistes. «Il y a des gens qui n’ont rien à faire là et qui sont là quand même», dit Yelèna Lambert, résumant l’avis de nombreux officiers. Cette jeune Vaudoise de 23 ans a vécu durant sa formation une expérience contrastée: «Certains lieutenants n’ont aucune psychologie ni autorité naturelle.» Au bout du compte, des officiers en mal d’adrénaline franchissent parfois la ligne rouge, comme l’a encore illustré la récente tragédie de la Kander.
Pour ne rien arranger, la vie professionnelle des lieutenants se complique. Longtemps prisés pour leur sens de l’autorité, notamment dans les banques et les grandes multinationales, les officiers ne séduisent plus les entreprises, qui voient surtout les désavantages de la fonction, c’est-à-dire des cadres accaparés plusieurs semaines par année par leur devoir militaire. «Les entreprises ne prévoient plus d’aménagement particulier et les officiers de milice doivent se débrouiller pour accomplir leur charge professionnelle en l’espace de dix mois, observe le major Vautravers. La situation s’est vraiment compliquée pour eux.»
Et puis, on allait oublier l’essentiel: «Les cours de répétition contribuaient à la paix des ménages, se souvient le Brigadier Chabloz. Mais les servitudes de la vie civile sont devenues plus difficile à concilier avec l’armée. Aujourd’hui, il y a moins de compréhension pour le devoir militaire.»
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Témoignages
Denis Froidevaux, 48 ans, colonel. 1600 jours de service. Vice-président de la société suisse des officiers. Chef de service du Risk management au canton de Vaud.
«Les jeunes rejettent les obligations»
«L’état de l’armée reflète celui de la société. L’individualisme va de pair avec l’urbanisation. Beaucoup de jeunes sont antimilitaristes car ils rejettent les obligations. Le devoir, le don de soi, la solidarité, sont des notions difficiles à faire passer. Aujourd’hui, les gens n’ont plus envie de répondre à ces demandes. On constate également que la participation à la vie associative diminue. La crise d’identité actuelle est aussi due aux atermoiements politiques. Il manque un cadre clair et la problématique budgétaire s’aggrave. Les ressources financières de l’armée ont baissé de 60% en dix ans. On atteint un seuil critique pour son fonctionnement. Mais fondamentalement, la Suisse n’est pas prête à acheter sa sécurité.»
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Yelèna Lambert, 23 ans, lieutenant dans les troupes sanitaires. 300 jours de service.
Assistante en soin et santé communautaire, Lausanne.
« Il y a du laisser-aller»
«Je ne connaissais pas du tout l’armée avant de m’engager, mais je pensais que l’école de recrue serait un peu plus difficile. L’idée de dépassement de soi, ma motivation initiale, n’a pas été satisfaite sur ce point. Il y avait du laisser-aller. On devrait pousser un peu plus les gens. J’ai aussi pu observer à quoi ressemble les cours de répétition… Il semble difficile de faire faire quelque chose aux soldats. Le formel est complètement abandonné. Je trouve dommage que l’armée laisse tomber. Le rapprochement romands/alémaniques devraient être davantage encouragé. D’après ce que j’ai vu jusqu’ici, on ne se mélange pas trop. En ce qui me concerne, je n’ai pas l’intention de prendre encore du gallon.»
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Michel Chabloz, 59 ans, brigadier général, commandant de la formation d’application d’infanterie à Colombier et commandant du Swiss Raid Commando. 1512 jours de service en tant que milicien. Militaire de métier depuis 30 ans.
«Certains officiers manquent de psychologie»
«Lors du Swiss Raid Commando, il y a des postes très techniques, qui requièrent de la maîtrise, mais les gens nous réduisent toujours à une bande de crânes rasés. La nouvelle approche du métier militaire consiste pourtant à inculquer le respect et l’intelligence des situations. Les armées se battent désormais dans les villes, au contact de la population. Il faut donc développer l’éthique et la capacité des officiers à suivre cette évolution. Cela représente un vrai défi, car il est plus difficile d’inspecter le savoir-être d’un soldat que la propreté de ces chaussures. Or, certains officiers manquent de psychologie. L’importance donnée à la formation des petits cadres doit être revalorisée. Reste qu’aujourd’hui, je dois me battre beaucoup plus pour convaincre les jeunes à prendre du grade.»
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Ludovic Monnerat, 36 ans, lieutenant-colonel EMG. 1313 jours de service. Commandant du bataillon de grenadiers 30. Journaliste de formation. Actuellement chef de section à l’Etat-major de conduite de l’armée dans la planification des opérations.
«L’armée est le reflet des doutes de la société»
«L’armée suisse reflète assez fidèlement les doutes et les soucis de la société. Sa crise identitaire, c’est d’abord celle du pays. Pour les anciens, nostalgiques de la « grande armée », la situation actuelle n’est pas facile à vivre. En ce qui me concerne, je peux difficilement regretter une période que je n’ai pas connue… Globalement, les officiers d’aujourd’hui sont davantage des théoriciens qu’auparavant. Chez les grenadiers (tous volontaires, ndlr) où j’officie, le niveau général est excellent, avec un engagement très intense lors des cours de répétition. Le fait d’avoir raccourci l’obligation de servir a affaibli l’armée dans son rôle de ciment de la nation. On peut le regretter. Reste qu’en matière de réseaux, l’armée de milice offre toujours des opportunités exceptionnelles.»
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Alexandre Vautravers, 34 ans, major EMG. Plus de 1000 jours de service. Chef opérations de la brigade blindée 1. Rédacteur en chef de la Revue militaire suisse. Directeur du département de relations internationales de la Webster université de Genève.
«Le prestige de l’uniforme ne suffit plus»
«Aujourd’hui, les nouvelles menaces sont floues et plus de 60% des troupes sont engagées dans des tâches subsidiaires. On doit constater que le prestige de l’uniforme ne suffit plus pour recruter des officiers. Du coup, il y a une certaine noblesse à s’investir dans cette voie. Du côté de la société civile et des employeurs, les obligations militaires sont perçues comme une forte contrainte, y compris lorsqu’il s’agit de la confédération! Ces dernières années, le bassin de recrutement des officiers a changé, avec beaucoup moins de volontaires parmi les gens qui suivent de longues études. D’ailleurs, l’armée ne s’y trompe pas; elle recourt à un slogan proche des réalités économiques pour sa campagne de recrutement: «La sécurité: un avenir assuré.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 26 juin 2008.