L’éviction de la Suisse de l’Euro 2008 est-elle vraiment une déception? Comment différencier la désillusion des illusions? Réflexions sur la défaite et ses prémisses.
Le football a ceci de fascinant qu’il permet d’effacer la mémoire. Il offre aux neurones la possibilité d’une gymnastique de l’amnésie collective.
Prenons l’équipe de Suisse, puisque c’est elle qui va nous intéresser ici. Sa dernière performance en compétition officielle, avant l’Euro 2008, avait pour cadre le RheinEnergie Stadion de Cologne.
Nous sommes le 26 juin 2006: 45’000 spectateurs dans l’enceinte — et quelques dizaines de millions d’autres derrière un écran — assistent au huitième de finale de la Coupe du Monde qui confronte l’Ukraine à la Suisse. La dernière fois que la «Nati» était allée aussi loin remonte à 1994, un autre huitième de Mondial, aux États-Unis.
Que dire de ce Suisse-Ukraine? Qu’il va frapper doublement les esprits. D’abord par sa consternante nullité dans le jeu et dans le score (0-0 au terme des prolongations). Mais bien plus encore par l’exploit peu banal des frileux canonniers helvètes.
Lors de la séance de tirs au but, ils ratent tous leurs essais (3 sur 3), première mondiale. Comme les éliminations aux tirs aux but ne sont pas comptabilisées dans les statistiques comme des défaites, la Suisse devient la première équipe à «sortir» d’une Coupe du Monde sans avoir perdu une seule fois!
Dans les semaines qui avaient précédé la compétition en Allemagne, le moral de la nation était pourtant radieux. Pour résumer le contenu de l’intense et empathique matraquage médiatique avant le tournoi, «jamais la Nati n’avait été aussi forte».
Au fil des jours, les pronostics étaient devenus des prédictions, les calculs de folles audaces. L’équipe nationale, pourquoi pas, allait faire fort. Plus on se rapprochait de l’événement, plus on réécrivait la mémoire du football suisse, dont l’enseignement recommande plutôt la lucidité de la modestie.
Organisatrice de l’Euro 2008, la Suisse était qualifiée d’office. Pendant deux ans — entre l’échec ukrainien de Cologne et le match d’ouverture de Bâle samedi dernier–, elle ne va disputer que des matches amicaux sans enjeux. Des parties au cours desquelles elle aligne une série de contre-performances prémonitoires.
N’empêche, le syndrome de 2006 se manifeste à nouveau. Malgré lui, le peuple se remet à y croire. Tout indique qu’il a tort, mais peu importe: l’armada médiatique se charge d’effacer le souvenir douloureux des anciennes campagnes avortées. Ainsi va la liturgie footballistique avant les grands événements: le principe de précaution s’efface au profit du lyrisme de l’attente.
Car voilà, cette phase de latence, avant ce qu’il convient d’appeler la vérité du terrain, est sans aucun doute le meilleur moment du football. Ces 90 minutes que l’on attend et redoute vont accentuer, ou défaire, la charge émotionnelle de cette délicieuse sensation d’apesanteur qui précède tous les matches à enjeu.
Au fond, c’est ce «moment» de l’avant-défi qui concentre l’attention et la passion. C’est l’heure des possibles: serons-nous médiocres ou brillants? Ou ni l’un, ni l’autre? Continuerons-nous l’aventure?
Spécialiste des matches de la dernière chance, championne du monde de la malchance, l’équipe de Suisse offre indiscutablement une palette chromatique d’impressions peu banale. Les matches décisifs qu’elle dispute, qui se terminent le plus souvent par de cuisants échecs, sont des chefs-d’œuvre rares, dans le sens où ils auront permis, l’espace de quelques jours (seulement quatre, cette fois-ci), de perdre de vue la désolante issue annoncée. Perdre. Oublier. Recommencer.
Dès le mois de septembre commencent les éliminatoires pour la qualification à la Coupe du Monde 2010, qui aura lieu pour la première fois sur le continent noir (en Afrique du sud, pour être précis).
A la lecture de la composition du groupe (Grèce, Israël, Suisse, Moldavie, Lettonie, Luxembourg), l’optimisme est une possibilité. Que des toutes petites puissances du ballon rond, à part peut-être la Grèce, mais il ne faut rien exagérer.
D’ici là, nous aurons effacé de nos mémoires la calamité de l’Euro2008. Les rencontres se succéderont. Jusqu’au «match de la peur»: à Riga ou à Chisinau?
