Le witz de Moritz a bien fait rigoler la Suisse politique. La cause du rail, elle, est restée à quai. Explications.
Ouf, c’était juste pour rire. On veut parler bien sûr de l’annonce de Moritz Leuenberger, dimanche dernier dans la presse dominicale zurichoise, comme quoi, qui sait, il faudrait bien un jour imaginer d’autres sources de financements pour les CFF.
Autrement dit, horreur suprême, privatiser un peu nos chemins de fer, histoire de moderniser le réseau, réaliser les extensions réclamées partout — genre la mythique troisième voie lémanique — mais que personne ne veut financer.
Qu’avait-il dit là! Comment? Privatiser les CFF? Mais vous n’y songez pas, mon brave.
«Bêtise» nous explique en première page un journal pas précisément crypto-marxiste — Le Temps. Colère des camarades bien sûr: brader nos rails et nos jolis wagons aux méchants capitalistes qui ne songent qu’à investir dans les parties déjà rentables et souvent zurichoises du réseau? Jamais. Ce serait trahir le saint idéal de service public
Même la droite, qui aurait dû applaudir à quatre mains, fait la fine bouche: «Il y a toujours eu chez lui un foisonnement d’idées mais cela atteint des proportions si farfelues que l’on peut vraiment déplorer un manque de sérieux», juge ainsi, à propos de Leuenberger, le Conseiller aux Etats radical Rolf Schweiger.
Econnomiesuisse aimerait bien s’enflammer pour la cause, mais ne peut pas: «L’idée est bonne mais elle ne pourra être réalisée qu’à très long terme».
«Proposition qui n’a politiquement aucune chance», tranche le conseiller national radical Markus Hutter.
Cela tombe bien. C’est aussi ce que pense Leuenberger lui-même, venant expliquer le lendemain que cette privatisation, c’était juste un witz, «une hypothèse absurde», «une idée folle», pour sensibiliser l’opinion aux manques de financement chronique des investissements ferroviaires.
Soulagement général aussitôt. D’abord bien sûr dans le camp socialiste. Le président du PS Christian Levrat, qui venait d’expliquer la profondeur de son désaccord avec «son» conseiller fédéral, trouve soudain que ce n’est pas si mal joué, que de temps à autres, ce genre «d’acrobaties verbales» sont nécessaires pour faire avancer les choses.
La droite aurait pu s’étrangler devant ce volte-face. Mais non, l’UDC Yvan Perrin en reste tout admiratif, qui parle de salutaire «rocher dans la mare» et tresse des couronnes au bon Moritz:«C’est un esprit très subtil. Un peu à la Oscar Wilde, qui a été incompris toute sa vie.»
Le Temps, lui, se fait soudain compatissant: ce pauvre Leuenberger, ce n’est pas vraiment de sa faute, il n’est pas heureux dans ce département si technique, il aurait sans doute préféré les assurances sociales et la culture à la gestion des gros camions et des petits trains. Quant aux bêtises de la veille, elles sont devenues des «boutades à haute valeur politique».
Il n’y guère que L’Hebdo à s’indigner, où ils se sont mis à trois pour fustiger l’inconstant Leuenberger. D’abord, le dessinateur Mix&Remix: «Il faut privatiser CFF. Il ne faut pas privatiser les CFF. Ouh, là je tiens la forme, moi…Deux idées en deux jours!»
Puis la cheffe de la rubrique suisse, Chantal Tauxe, qui en appelle au départ du boute-en.. train, au prétexte que seule la droite majoritaire pourrait imposer, en matière de transports et d’énergie, les choix nécessaires à la «révolution verte» dont la Suisse aurait besoin.
La droite pilotant en Suisse une révolution verte? Sans doute encore une de ces «boutades à haute valeur politique». Enfin, quelques pages plus loin, dans la rubrique «Affaires à suivre», c’est le journaliste Pierre-André Stauffer qui porte l’estocade: «Privatiser, c’est vite dit. L’affaire est trop sérieuse pour laisser le comique Leuenberger s’en occuper».
C’est bien en effet, dans une Suisse politique qui déteste les vrais problèmes et peine à remplir sérieusement ses agendas, le principal enseignement de cette palpitante affaire: on a bien rigolé et meublé la semaine. Et tant pis si, pendant ce temps, la cause du rail est restée à quai. Comme un vulgaire matériel roulant obsolète dans une gare lémanique.