Que faire avec la conférence de l’OMC qui se réunit à Seattle? Depuis quelques jours, le débat fait rage sur l’opportunité de manifester contre cette réunion des puissants de la planète, qui souhaitent définir les bonnes règles du commerce international dans le sens de l’accroissement du libre-échange.
Comme la grande majorité des journalistes qui se sont exprimés sur la question, notamment Dark Bouzor et Marco Kalmann dans ces colonnes, je pense que l’OMC n’est pas la bonne cible et qu’il vaudrait mieux qu’elle puisse continuer ses travaux. Mais la mobilisation anti-OMC prend de telles dimensions que la donne politique s’en trouve modifiée. Il est impossible de ne pas en tenir compte.
Cette mobilisation anti-OMC témoigne du malaise général qu’inspire le nouvel ordre mondial mis en place par les Etats-Unis au lendemain de la victoire sur l’Union soviétique. La vague effrénée de libéralisme qui submergea la planète a accentué à grande vitesse l’appauvrissement du tiers monde. Elle a déstabilisé des économies capitalistes planifiées – Japon, Asie du Sud-Est. Elle a anéanti les économies dites de transition de l’Europe de l’Est. Elle a corrompu les économies des pays capitalistes avancés en donnant la prédominance au capitalisme financier purement spéculatif sur le capitalisme industriel.
Moins de dix ans après la victoire du libéralisme, le vaste champ de bataille de l’économie mondiale est jonché de cadavres aussi puants que ceux qui se décomposent dans les Balkans. Jamais la pauvreté n’a été aussi répandue, si profonde, si désespérante. Même en Suisse, nous n’avons plus vu des mendiants en si grand nombre depuis la fin du siècle passé.
L’OMC polarise sur elle la somme de tous ces malheurs. A son grand dam, elle sert de dénominateur commun à l’expression des frustrations d’une planète complètement sonnée par les coups qu’elle a pris ces dernières années. Qu’on le veuille ou non, que la cible soit juste ou pas, c’est une réalité à prendre en compte. A partir de là, le seul débat intéressant est celui de la stratégie, car je n’imagine pas que les pieux défenseurs du «vous vous trompez de cible» soient partisans de la paupérisation accélérée des neuf dixièmes du monde.
Les adversaires du protectionnisme (dont je suis) soulignent que ce dernier est porteur de guerres. Le libre-échangisme est lui porteur de révoltes, de jacqueries, d’insurrections aussi meurtrières que les guerres classiques. Comment peut-on limiter (organiser?) un libre-échange qui, par définition, ne devrait pas connaître de limites? Par la création de liens transversaux entre l’économie, le politique, le social et l’environnemental. Par la tenues d’assises où tous ces interlocuteurs seraient partie prenante.
C’est là la faiblesse de Seattle, que l’échec de la conférence environnementale de Rio rend encore plus visible. Le cas de la délégation suisse est exemplaire: il n’est pas juste que Pascal Couchepin soit le seul représentant du Conseil fédéral au sommet de l’OMC. Il devrait être accompagné de Joseph Deiss et de Ruth Dreifuss, qui ont aussi leur mot à dire sur la mondialisation de l’économie et ses conséquences.
Vue de Suisse ou de France, la réaction anti-OMC semble monopolisée par une gauche nationaliste et souverainiste. Face aux enjeux colossaux (il s’agit de la faim dans le monde!) de la régulation du commerce mondial, le combat pour le gruyère ou le roquefort est dérisoire. C’est prendre un débat fondamental par le petit bout de la lorgnette.
Il s’agit de voir que, volens nolens, l’OMC apparaît désormais comme le symbole de ce que notre société a produit de pire: le droit pour les puissants de faire mourir à petit feu de larges couches de la population du globe. Rien ne pourra déboulonner ce symbole tant qu’une réponse concrète (remise totale de la dette, investissements à long terme dans les industries et agricultures locales, lutte contre la corruption des élites) ne sera pas donnée aux plus pauvres des pays pauvres.