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Le fantôme rouge-brun se manifeste encore à l’Est

Thierry Wolton est un empêcheur de tourner en rond. Ses enquêtes historiques – placées sous le signe de la toute puissance du KGB et de ses innombrables infiltrations dans les sociétés occidentales – ont suscité des réactions assez violentes dans certains milieux. Peut-être vous souvenez-vous du scandale provoqué par ses révélations sur les accointances soviétiques de Pierre Cot qui fut un ministre du Front Populaire dans la France des années 30?

Dans son dernier ouvrage, «Rouge-Brun, le mal du siècle», Wolton abandonne ses chers espions à leurs tristes poubelles pour se livrer à une fine analyse des points de rencontre entre extrême gauche et extrême droite, entre communistes et nazis.

Le phénomène est connu, à tel point qu’il a pris depuis longtemps une valeur proverbiale: «les extrêmes se rejoignent». Mais il n’a jamais, à ma connaissance, fait l’objet d’une analyse aussi systématique.

François Furet («La passé d’une illusion») a lancé quelques pistes de recherche. Vassili Grossman, dans «Vie et Destin», l’a traité de manière romanesque. Wolton, lui, l’analyse de ses origines – l’engagement socialiste du jeune Mussolini, notamment quand il séjourna en Suisse – à ses derniers développement, le national-communisme qui aujourd’hui s’impose comme une redoutable force politique aussi bien dans la Russie de Eltsine que dans la République tchèque de Vaclav Havel où, aux dernières nouvelles, le parti communiste galope en tête des sondages.

Le bilan dressé par Wolton est accablant: à le lire, dirigeants communistes et nazi-fascistes ont «objectivement» marché la main dans la main dès le début des années 1920, quand l’Allemagne et la jeune URSS passaient des accords qui permettaient à celle-là de contourner les clauses strictes du traité de Versailles, à celle-ci de relancer une industrie lourde en important des technologies difficiles d’accès. Dès lors, les militants des deux bords auraient vu leur bonne foi manipulée par des apprentis sorciers si soucieux de se maintenir au pouvoir qu’ils pratiquèrent chacun à leur manière le terrorisme d’Etat.

Ces accointances, ces affinités, ces complicités relativement apparentes pendant l’entre-deux-guerres (qu’on songe à un Doriot qui quitte la direction du PCF pour fonder son propre parti d’extrême-droite, le PPF) furent oblitérées après 1945 par l’antifascisme triomphant et la guerre froide. La bipolarité colla aux militants des œillères idéologiques qui mirent du temps à tomber. Et si l’on apprenait au détour d’un article que le fasciste Drieu La Rochelle et le communiste Aragon étaient cul et chemise, on détournait pudiquement les yeux.

Nombre de militants anticolonialistes en firent d’ailleurs la dure expérience en constatant que leurs camarades d’une lutte allaient se révéler les pires des réactionnaires une fois hissés au pouvoir. J’ai assisté personnellement au retournement d’Algériens, marxistes purs et durs, qui, après la victoire acquise en 1962, rentrèrent chez eux et se coulèrent allègrement dans le moule du nationalisme arabe le plus corrompu.

J’ai eu la naïveté, dans ma jeunesse lausannoise, d’aider un étudiant angolais un peu paumé nommé Savimbi à passer une licence en sciences politiques sans imaginer une minute qu’après une période maoïste, il allait devenir l’un des grands massacreurs de ses frères africains. Mais le nationalisme tiers-mondiste, à l’époque, passait pour progressiste…

Par sa rigueur, la démonstration de Wolton remet heureusement les pendules idéologiques à l’heure. Elle permet (à ceux que cela intéresse) de découvrir des épisodes peu connus comme le mouvement national-bolchevique d’Ernst Niekisch qui séduisit à la fin des années 20 un écrivain comme Ernst Jünger. Elle permet d’apprendre qu’en juin 1948, dans la jeune République démocratique allemande, une des premières formations autorisées à côté du PC n’était autre qu’un parti nazi regroupant des nazis. Ce Parti national-démocrate comptait 100’000 membres en 1953 au moment où les ouvriers allemands se révoltèrent contre le régime.

Mais en lisant Wolton, le lecteur entre surtout de plain pied dans la politique actuelle marquée par un retour en force du nationalisme. Un nationalisme que les partis communistes de l’Est et de l’Ouest ont certes canalisé (sans l’étouffer) pendant leurs années de gloire, mais qui devient maintenant le levier essentiel de leur résurrection. En cela, le mal du XXe siècle risque fort, hélas!, de déborder sur le XXIe.

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«Rouge-Brun, le mal du siècle», de Thierry Wolton, éd. J.-C. Lattès, 400 pages.