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Le froid qui soude la Brévine

A La Brévine, on sent le froid, mais on le voit aussi. Dès que la température avoisine les dix degrés en-dessous de zéro, une brume ouatée enveloppe les blanches étendues de neige nimbant la vallée d’un halo féerique propice au rêve et aux légendes.

Il ne s’agit pourtant que d’un simple phénomène physique. La neige plus chaude que l’air mordant se condense et laisse échapper un peu de vapeur d’eau. Au-dessus, ce n’est que l’azur d’un ciel sans nuage. De quoi faire enrager les habitants du Plateau qui macèrent dans le brouillard…

En cette fin de matinée de janvier, le thermomètre indique – 9° C sur la vitrine de l’épicerie Bähler au centre de la commune. Si l’on ne peut s’empêcher de frissonner, il faut admettre que ce n’est rien de bien méchant pour le village neuchâtelois immortalisé par André Gide dans son roman «La symphonie pastorale». Son surnom de Sibérie de la Suisse renvoie à des froids à ne pas mettre un canard dehors.

Fameux exemple, le 12 janvier 1987, Marcel Blondeau, qui pendant près de trente ans a fidèlement transmis trois fois par jour à MeteoSuisse les températures au village, notait dans son carnet un record: – 41,8°C.

La valeur n’est pas officielle et La Brévine dispute son titre de village le plus froid de Suisse à Samedan dans les Grisons qui connaît des vagues de froids similaires. Mais qu’importe le palmarès, la réputation du village aux grosses fermes solidement posées dans la large vallée qui porte son nom est bien ancrée. Et célèbre loin à la ronde.

Dans les rues ou sur le parc du lac des Taillères, on voit de nombreuses plaques suisses allemandes. Les touristes viennent en nombre profiter des 120 km de pistes de ski de fond et du lac gelé pour patiner. Pour les attirer, La Brévine n’hésite pas à jouer sur l’analogie russe: Restaurant l’Isba, rue de Moscou, Siberia Sport, etc.

Pourtant il serait malhonnête de dire que La Brévine s’est vendue corps et âme au tourisme: «Je crois au contraire que les visiteurs apprécient l’aspect immuable du village, note son pasteur René Perret. Aucun projet de quartier de villas n’est en cours. La Brévine demeure très agricole et très traditionnelle.»

Les habitants sont en majorité indigènes. Seuls quelques rares «étrangers» (c’est-à-dire extérieurs à la valléé) se sont risqués à s’installer durablement dans la commune. La faute au climat? «Certains nouveaux habitants voulaient révolutionner le village au Conseil général, mais ils se sont fait mettre au pas. Ici, il faut faire ses preuves», blague à moitié Marcel Blondeau.

«Nous avons un tempérament bourru», explique le laitier Cédric Vuille, 29 ans et natif de La Brévine. A climat rude, habitants rugueux. Marcel Blondeau raconte qu’une institutrice d’origine valaisanne qui habitait à cinq kilomètres de l’école s’était fait tancer par l’ancien pasteur de La Brévine pour être arrivée cinq minutes en retard à l’école, alors qu’elle avait affronté à pied une «fricasse» et près d’un mètre de neige lors d’un long hiver des années 60.

Dans ce village où tout le monde est «cousin» et où tout se sait, personne n’a manqué l’arrivée de Patricia Trupiano il y a cinq jours. Cette enseignante de 44 ans a quitté Le Locle parce que ses voisins étaient bruyants. Là voilà installée dans la rue Courvoisier, dite rue de Moscou parce qu’on y enregistre les températures les plus basses du village.

«Mes collègues m’ont demandé: «Qu’est-ce que tu viens t’enterrer à La Brévine?» Mais depuis que je suis arrivée, il fait soleil sans arrêt, c’est formidable et si tranquille.» Les basses températures? «Vous m’inquiétez avec votre article, mais de toute façon, pour aller travailler à Fleurier, je devais traverser toute la vallée. Au moins, je me rapproche.»

Quand les nouveaux ont «fait leurs preuves», ils peuvent compter sur une indéfectible solidarité. Ce n’est peut-être pas un hasard si les fondeurs bréviniers sont réputés irrésistibles au relai. «Quand quelqu’un tombe malade, tout le village l’appelle pour prendre des nouvelles. Moi-même, je me suis beaucoup occupée d’une personne handicapée dans le village», dit la retraitée Daisy Matthey.

«Un matin, vers 5h, j’ai reçu un appel de la famille qui devait passer le triangle dans le village, se souvient Marcel Blondeau. Ils n’avaient pas pu dégager mon chemin. Ils se proposaient donc de m’amener à mon travail à La Chaux-de-Fonds».

Charles Jeannin, maître-charpentier à la retraite, se rapelle parfaitement le jour le plus froid de 87: «Ce matin-là, j’ai été appelé par le restaurant de l’Hôtel de Ville. Leurs toilettes avaient gelé. J’ai dû isoler les locaux d’urgence. Mon apprenti est venu m’aider spontanément. Cela prouve la mentalité solidaire de notre région. Les gens se serrent les coudes ici.»

Des aventures qui, en dépit des températures extrêmes, ne se reproduisent guère. «Cette année, je crois qu’une seule conduite a gelé», indique le jeune cantonnier Lionel Jean-Mairet. Car à La Brévine, tout est prévu pour résister aux pires froids. Conduites d’eau enfoncées à 1m60 sous la terre, murs très épais, bonne isolation, souffleuses à neige dans toutes les fermes isolées, et Lionel Jean-Mairet qui jette jusqu’à 250 tonnes de sel chaque hiver avec ses collègues…

«Et quand elles vieillissent, les personnes âgées déménagent pour se rapprocher des commodités du centre du village», note Marcel Blondeau.

Les hommes aussi paraissent bien adaptés à leur environnement. Charles Jeannin porte par exemple son «pull bourguignon». «C’est ma toison de poils sur le torse, je l’appelle comme cela parce que les vignerons bourguignons avaient l’habitude de mettre des pulls sous la chemise pour couper le vent.»

A les écouter, les Bréviniers ne semblent jamais souffrir du froid. Et de fanfaronner: «Par – 38°C, les poils de nez frisent un peu» ou «les oreilles gelées, c’est comme un coup de soleil». Bel art de l’euphémisme! Par contre, ils ne manquent pas de bonnes histoires à propos d’un Argovien ou d’un Bernois qui s’est gelé les doigts ou qui a planté sa voiture…

Derrière la vantardise pointe la fierté d’être habitant de La Brévine. «Les gens d’ici ont des racines profondes comme les sapins», résume joliment le pasteur. «Je suis tellement attachée à cette région et notamment au lac des Taillères qui change de couleur chaque jour… Quand il vient de geler, il ressemble à un miroir, c’est superbe», s’émerveille Eve Chédel, chauffeur poids lourds à Ste-Croix mais native de la vallée où elle revient à la moindre occasion.

Malgré ces marques d’affection, le village a tendance à se dépeupler. «En 1890, la vallée comptait jusqu’à 2000 habitants, aujourd’hui nous ne sommes plus que 700, regrette Marcel Blondeau. Quand les jeunes se marient, ils quittent le village.»

Avec des activités qui se limitent à l’agriculture et au travail du bois, La Brévine n’offre pas beaucoup de perspectives de diversification à ses jeunes. Et même si on en dénombre encore une trentaine, les exploitations agricoles diminuent: «Le climat n’autorise pas les cultures, les paysans de la vallée sont uniquement spécialisés dans le bétail», note Cédric Vuille.

Les sorties en ville s’avèrent également périlleuses pour la jeunesse de La Brévine: «Les nuits d’hiver, on trouve souvent quelques voitures coincées au bord de la route, il faut bien s’équiper», assure Lionel Jean-Mairet.

Alors le dynamique club de ski de fond de La Brévine, qui fait partie des meilleurs pour la formation en Suisse, perd inexorablement ses adhérents. Et Marcel Blondeau de se demander si la réputation de Sibérie de la Suisse n’est pas un argument à double tranchant. «Cela attire les touristes, mais c’est un outil de promotion qui nous fait également du tort. Les gens pensent que nous habitons encore dans de vieilles fermes à cheminées alors que nous vivons de plain-pied dans la modernité!»

Plus trivialement, ce qui inquiète les Bréviniers, c’est un prochain redoux qui les fasse sombrer dans la «gadoue». Mais ce ne sera pas encore pour demain: à la sortie du village, une petite brume se reforme au-dessus des champs.

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Pourquoi fait-il si froid?
La situation géographique de La Brévine, à la fois haut-plateau et vallée montagneuse, est propice à des températures de froid extrême. Celles-ci peuvent certains jours différer de 10° avec Le Locle pourtant voisin de quelques kilomètres.

Le principe météorologique derrière cette singularité est appelé communément le «lac de froid». Certaines conditions doivent être respectées pour atteindre des records: absence de vent, haute pression et ciel sans nuage. La présence de neige peut renforcer le phénomène.

Par radiation, la chaleur quitte le sol et se dissipe dans l’atmosphère. L’air froid plus lourd se dépose sur le fond de la vallée en forme de cuvette tandis que les crêtes se réchauffent. En quelques mètres d’altitude, une augmentation sensible de la température se fait sentir. La plupart du temps, les températures enregistrées à La Brévine diffèrent peu de celles du reste de la région à pareille altitude…

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Une version de cet article est parue dans Migros Magazine.