KAPITAL

«Le show-off est une tendance de fond, même dans les pays calvinistes»

Philippe Léopold-Metzger a repositionné Piaget au coeur de sa tradition horlogère. Résultat: plusieurs modèles mécaniques spectaculaires ces dernières années, sans pour autant oublier les créations joaillières scintillantes qui ont fait son succès.

C’est par une longue passerelle, un peu comme sur les paquebots d’autrefois, que l’on accède à ce grand vaisseau lumineux. Inaugurée en 2001, la manufacture Piaget emploie 350 personnes à Plan-les-Ouates. Usinage des bracelets et boîtes, sertissage, polissage, rhodiage, montage, emboîtage, ajustage, création de prototypes, c’est là que se réalise l’essentiel des activités de fabrication et que la direction a trouvé sa place.

La manufacture de mouvements – dont les célèbres calibres 222P, 430P ou 500P – se trouve cependant toujours à la Côte-aux-Fées, berceau historique de Piaget où travaille une centaine de collaborateurs.

«Nous avons deux cœurs», résume Philippe Léopold-Metzger, capitaine de ce beau navire depuis 1999. Cet Alsacien de 53 ans, né à New York, a occupé de nombreuses fonctions internationales au sein de Cartier, autre filiale du groupe Richemont, avant de rejoindre Piaget. Mélange d’élégance européenne et de franchise conviviale américaine, poignée de main alsacienne et sourire new-yorkais, Philippe Léopold-Metzger a reçu Largeur.com dans la tourelle qui surplombe le grand vaisseau et lui sert de bureau.

Depuis votre arrivée à la tête de l’entreprise en 1999, qu’est-ce qui a changé chez Piaget?

La marque était devenue très féminine, essentiellement axée sur l’horlogerie joaillière et les bijoux. Pourtant, depuis 1874, Piaget est avant tout un fabricant de mouvements, à l’origine de prouesses techniques historiques comme le 9P extraplat en 1957, puis le 12P en 1960, entré au Guiness Book des records comme le mouvement horloger le plus plat du monde. Forte de ces prouesses permettant de fabriquer des montres très fines, la marque s’est logiquement dirigée vers des modèles féminins, puis vers le sertissage. Et les diamants ont envahi la maison! Nos bijoux étaient des montres, et nos montres des bijoux… Au point que nous avions oublié le caractère horloger de Piaget. Notre légitimité horlogère devait revenir au centre de notre stratégie, et nous avons repositionné la marque avec un certain succès. Désormais, l’horlogerie représente plus de 75% de notre chiffre d’affaires.

Dopé par un fort retour dans les montres mécaniques…

En 2006, pour la première fois dans l’histoire de Piaget, les montres mécaniques ont représenté plus de 55% des revenus, et aussi de la production. En 2003, notre modèle tourbillon a permis de rappeler au marché que nous étions aussi une marque de tradition. D’autres nouveautés techniques viennent appuyer ce message comme, l’an dernier, la sortie du «tourbillon relatif», fixé sur l’aiguille des minutes. Et nous allons présenter prochainement un chronographe. Nous sentons déjà l’effet de cette stratégie car les collectionneurs recommencent à acheter nos montres. Nous ne voulons cependant pas nous spécialiser dans les tourbillons ou les complications comme Patek Philippe, mais simplement montrer que nous avons de bons horlogers. Le cœur de notre gamme reste très classique.

Avec ce repositionnement, la clientèle a-t-elle changé? S’est-elle masculinisée?

On peut le dire, car désormais les clientèles masculine et féminine se divisent en parts égales, alors que les modèles femmes dépassaient les 60% il y a quelques années. Nous constatons par ailleurs que la clientèle s’est rajeunie, pour plusieurs raisons. Les mentalités évoluent: les femmes qui travaillent ont gagné en indépendance et s’offrent désormais volontiers des bijoux elles-mêmes, y compris dans les pays de l’Est ou en Asie. Nous avons par ailleurs accompagné notre repositionnement d’une campagne de publicité très moderne avec les visuels de Pierre & Gilles qui véhiculent une image de raffinement mais aussi un côté extravagant, original, plus jeune et chaleureux.

Avez-vous parallèlement changé votre politique tarifaire?

Nous n’avons jamais baissé nos prix, ce fut notre pari de rester une marque exclusive. Nous avons bien fait car nous profitons à fond du regain de l’industrie du luxe: aujourd’hui, ce sont les produits les plus chers dont les ventes progressent le plus vite. Cependant, nous avons élargi notre offre au début de la gamme avec des bijoux à moins de 1’000 francs. Surtout, il y a deux ans, nous avons lancé la Possession, une montre qui démarre à 4’500 francs, contre au minimum 7’000 francs pour un premier modèle précédemment. C’est un peu comme la Clio de Renault: moins chère, mais «elle a tout d’une grande». Nous avons sacrifié la marge pour proposer une vraie montre Piaget, en haut de la pyramide horlogère, mais pas arrogante. Globalement, le prix moyen des produits Piaget a cependant augmenté, notamment car nous fabriquons des produits plus chers: nous avons sorti une broche à un million de francs et une montre à 3 millions. De tels produits expriment l’extravagance de la marque. Et nous ne vendons pas seulement de tels produits en Russie ou dans le Moyen-Orient! Des Suisses aussi achètent des montres à plus de 500’000 francs.

La croissance des ventes s’explique-t-elle cependant essentiellement par l’essor de nouveaux marchés?

Nous réalisons 58% de notre chiffre d’affaire en Asie. La Chine et la Russie connaissent des croissances spectaculaires. Mais il y a d’autres facteurs, à caractère démographique. Dans son ensemble, la population vieillit, ce qui profite à l’industrie du luxe, d’autant que les personnes âgées, dont la génération de mes parents, continuent d’acheter des bijoux. Par ailleurs, une partie de la jeunesse s’enrichit plus vite grâce à l’accélération de l’économie globale. En dernier lieu, comme de plus en plus de femmes s’achètent elles-même leurs bijoux, l’homme peut se faire plaisir en s’achetant une montre pour lui! D’où l’essor des modèles mécaniques, qui représentent 85% des montres de luxe.

Notre succès s’explique enfin par la forte demande, alimentée par la publicité, pour les bijoux de marque. Actuellement, seuls 5% à 10% des bijoux achetés dans le monde sont de marque, le potentiel de croissance est donc énorme. On parle beaucoup d’horlogerie mais je vois un immense potentiel pour la joaillerie suisse.

Piaget possède près d’une cinquantaine de boutiques en nom propre, mais l’essentiel des ventes vient de détaillants qui proposent plusieurs marques. Comptez-vous développer votre réseau?

Le premier magasin Piaget date de 1959 à la rue du Rhône. A mon premier passage chez Piaget, comme directeur adjoint en 1992, j’avais considérablement développé le réseau propre, essentiel selon moi car il permet d’entretenir un contact personnalisé avec nos clients. Nous comptons désormais 47 boutiques, et nous allons en ajouter une dizaine par années pour atteindre 80 points de vente à moyen terme. Aujourd’hui, nous réalisons environ un tiers de notre chiffre d’affaire dans nos propres magasins. Quand le rythme de croisière sera atteint, je vois un équilibre moitié-moitié entre nos boutiques et les détaillants. Les deux vont cependant continuer de coexister. L’horloger/joaillier détaillant reste important car il offre un choix et tisse un réseau de clients qui lui font confiance, un peu comme un médecin de famille. D’autres clients, notamment les Chinois et les Russes, préfèrent le magasin de marque. Il y aura certainement une consolidation des détaillants: les mauvais disparaîtront. Mais il y a aura toujours de la place pour de bons horlogers, détaillants ou indépendants.

Arrivez-vous d’ailleurs à en trouver pour répondre à vos propres besoins?

On parle beaucoup de la pénurie d’horlogers mais le secteur a bien réagi et nous en formons désormais suffisamment pour la production. Il en manque encore pour le service après-vente. Chez Piaget, nous réparons nos pièces en Suisse mais il faudra développer des solutions locales, notamment en Chine et en Russie. Mais chez Piaget, nous manquons surtout de joailliers. Nous en formons d’ailleurs en permanence.

Avez-vous pensé à capitaliser sur la marque et diversifier, en proposant par exemple des parfums, des lunettes ou d’autres accessoires de mode?

Je me méfie de la mode car, par définition, un produit Piaget doit rester intemporel: nous l’imaginons encore porté dans 10 ou 15 ans. Il doit respecter les trois C de notre philosophie: Créatif, Contemporain, Classique. Mais cette philosophie, associée à notre expérience de la joaillerie, pourrait se décliner dans la lunette 18 carats, voire les stylos. Le parfum, pourquoi pas, car toutes les marques de luxe cherchent désormais à s’adresser au plus grand nombre, mais nous n’avons pas de plan précis pour l’instant.

A part avec l’actrice Marie Gillain, qui apparaît anonymement sur les publicités, pourquoi est-ce que Piaget ne s’appuie pas, comme les autres marques, sur des ambassadeurs célèbres?

Trop de campagnes se ressemblent et nous voulons ainsi nous différencier. Marie Gillain avait déjà posé pour Pierre & Gilles, et cela nous avons décidé de prendre ces photos car cela nous correspondait d’associer à Piaget une jeune femme vive, fraîche et passionnée comme elle. S’il est vrai que nous ne démarchons pas d’ambassadeurs célèbres, nous sommes ravis d’être choisi spontanément par les stars comme l’actrice Eva Longoria qui a sorti des alliances Piaget pour son mariage avec le champion Tony Parker, et lui a aussi offert pour l’occasion une montre Piaget Polo avec un 9, son chiffre fétiche, serti en diamants…

Certaines marques n’aiment pas trop que la culture «bling-bling», véhiculée notamment par les stars du rap, s’approprie les attributs d’une richesse historiquement élitaire et conservatrice. Et vous?

Il ne faut pas faire de ségrégation: nous avons beaucoup d’admiration pour les gens qui réussissent, que ce soit dans la rue ou dans les bureaux. Avec ses produits très sertis, Piaget a toujours plu à une clientèle qui apprécie d’exhiber son pouvoir d’achat. Cette tendance n’est pas unique aux pays de l’Est ou du Golfe, ni au rap américain: elle arrive aussi en Europe car les jeunes cachent moins leur réussite aujourd’hui: le show-off est une tendance de fond, même dans les pays calvinistes. Pour répondre à une demande variée, nous maintenons un équilibre entre des modèles très voyants et une horlogerie très épurée, voire minimale.

Qu’appréciez-vous le plus, et le moins, à Genève?

Nous bénéficions à Genève d’une qualité de vie exceptionnelle et j’ai pu m’y intégrer très facilement, peut-être parce que j’ai grandi à Strasbourg, une ville de même taille. On peut regretter que les connexions intercontinentales soient si peu nombreuses depuis l’aéroport. Par ailleurs, je pense qu’il manque à Genève un grand édifice architectural d’ambition internationale, comme l’opéra de Sydney ou le futur Philharmonique de Hambourg imaginé par les architectes suisses Herzog & de Meuron. Un très beau pont sur la rade aurait pu jouer ce rôle de vitrine pour la ville, en plus de désengorger le trafic.

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26 ans dans le groupe Richemont

De double nationalité française et américaine, Philippe Léopold-Metzger est né en 1954 à New York. Diplômé de la Kellog School of Business de Chicago et ainsi muni d’un MBA, il entame en 1979 sa carrière professionnelle comme chef de produit chez le défunt géant de la chimie American Cyanamid.

En 1981, il rejoint Cartier à Paris, en tant que chef de produit dans le domaine des stylos et des briquets, et ne quittera plus la famille Richemont. En 1984, il prend en charge la distribution de Cartier en Grande-Bretagne, avant de retourner en Amérique du Nord, à Toronto, comme président de Cartier Canada. Retour en Grande-Bretagne en 1989, comme directeur général. En 1992, il effectue un premier passage chez Piaget comme numéro 2 de la maison, et met en place les premières boutiques en nom propre. En 1996, Philippe Léopold-Metzger s’installe en Asie comme directeur général de Cartier Asie-Pacifique, à la tête de cinq filiales clés pour le groupe. Marié et père de deux enfants, il revient en Suisse en 1999 pour diriger Piaget.

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Piaget en quelques dates

1874 Création de la Maison Piaget par Georges Édouard Piaget.

1943 La marque déposée Piaget est enregistrée et la Maison commence à créer ses propres montres.

1956 Lancement du premier mouvement mécanique extra plat, le calibre 9P.

1959 Inauguration de la première boutique à Genève.

1960 Le calibre 12P est inscrit au Livre Guinness des Records comme étant le mouvement automatique le plus plat du monde (2,3 mm). Piaget se développe dans la montre joaillerie, et étend son savoir-faire au traitement en or et aux incrustations de pierres précieuses en acquérant plusieurs ateliers à Genève.

1964 Piaget surprend le monde sur une période qui s’étendra sur plus de 10 ans en lançant les premières montres aux cadrans en pierres dures.

1979 Lancement de la Piaget Polo. Succès. On la voit au poignet des plus grandes stars de l’époque.

1980 Création de la montre-bijou pour homme la plus chère de son époque: 5 millions de francs suisses.

1990 Lancement de la collection de montres et bijoux Tanagra.

1998 Lancement de la Miss Protocole.

2001 Piaget inaugure sa manufacture de Plan les Ouates.

2003 Piaget crée le calibre 600P tourbillon, le mouvement tourbillon de forme le plus fin du monde.

2006 Suspendu à l’extrémité de l’aiguille des minutes, le « tourbillon relatif » constitue une nouvelle prouesse technique et visuelle puisqu’il paraît non solidaire du mécanisme de base qui l’entraîne.

2006 Les montres mécaniques représentent plus de la moitié de la production et du chiffre d’affaires.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire d’automne 2007.