Grand classique des terrasses estivales, le filet de perche s’est imposé comme un plat national suisse. Certains restaurateurs en profitent pour maximiser les marges en servant du poisson importé hors de prix, gras et sans saveur.
Feriez-vous une fondue avec du Gouda dans un alpage valaisan? Ce qui paraît une aberration l’hiver, ne semble plus gêner quiconque l’été venu. Spécialité bien de chez nous, le filet de perche n’a plus guère que son prix d’helvétique.
Selon les estimations de Claude Delley, pêcheur à Portalban (NE), nous mangeons en réalité à peine plus de 3% de perches romandes dans nos restaurants. La faute au succès qui ne se dément pas pour le poisson tigré. Les petites quantités que les pêcheurs prennent chaque semaine dans leurs filets ne suffisent pas à honorer l’appétit pour ce plat traditionnel. Au meilleur de l’année, c’est-à-dire en juin-juillet juste après la fraie, un pêcheur du Léman peut tirer jusqu’à 100 kilos de perches entières du lac. Juste de quoi alimenter deux soirs de suite une auberge du bord du lac qui sert le petit poisson à la chaîne.
«Quand il fait beau, nous faisons une centaine de couverts par jour», estime Pierre Bourloud, patron de la buvette de la plage de Perroy (VD). Même si sa carte mentionne aussi des filets suisses, le restaurateur opte donc pour des filets frais ou surgelés en provenance d’Europe de l’Est et de Finlande. Comme dans de nombreux restaurants de plage, l’assiette est facturée 36 francs bien sonnés, avec frites, sauce tartare et buffet de salade.
«Les prix de la perche fraîche de l’Est fluctuent entre 28 et 42 francs le kilo selon les lois de l’offre et de la demande, explique Dominique Lucas, patron de Lucas Poissons à Carouge. Mais on trouve sur le marché du congelé à 15 francs.» Soit quatre fois moins cher que la perche lémanique, qui se négocie entre 50 et 60 francs le kilo. Certains restaurateurs ont donc trouvé un moyen facile de maximiser les marges: facturer au prix de la perche suisse une assiette qui compte généralement 180 grammes de filets estoniens (soit l’équivalent de 2,70 francs de poissons).
Car si, au restaurant, la perche du Léman reste rare, elle existe et n’est pas forcément vendue plus chère: l’assiette est à 36 francs au Casanova dans la rade de Genève, ou à 39 francs au Gabrien de Carouge. Mais certains restaurants ne se privent pas d’augmenter encore considérablement leur marge en proposant une assiette de filets importés à plus de quarante francs comme au Bistropôle ou au restaurant de l’Hôtel d’Angleterre. «Une assiette de filets importés à plus de 30 francs, c’est du vol, il n’y a pas d’autre mot», s’insurge un restaurateur genevois choqué par ces pratiques.
Pour mieux refiler leur marchandise importée, certains restaurants mentent par omission, l’appellation «poisson du lac» sur leur carte renvoyant parfois à des plans d’eau forts éloignés… Une pratique que les inspecteurs de la sûreté alimentaire bannissent par des amendes: «Ils interviennent sur les terrasses du bord du lac. Dans les terres, l’appellation est tolérée», explique l’attachée de presse de Gastrosuisse. Au contraire de la viande, l’indication de la provenance du poisson n’est pas exigée. «Les gens achètent une atmosphère: l’été, la terrasse, le filet de perche et 3dl d’un mauvais chasselas», ironise le critique gastronomique genevois Jean-Luc Ingold qui n’en mange presque plus depuis longtemps. Qu’importe la provenance donc, pourvu qu’on ait l’ambiance.
Et pas facile de déceler une origine au goût. Même les spécialistes hésitent souvent à se prononcer, bien que de petites différences existent: «La perche, un poisson peu typé, prend le goût de l’eau dans laquelle elle vit. Dans les flots saumâtres du Nord, elle peut avoir une saveur ‘crevettée’», note Claude Delley. C’est surtout par la fraîcheur que le poisson suisse se distingue: «Le poisson pêché aujourd’hui est taillé le lendemain et mangé le surlendemain.» Mais, depuis vingt ans que la perche importée inonde le marché suisse, la clientèle s’est habituée au goût du poisson étranger. Elle aurait même tendance à préférer la perche russe, car plus petite que sa congénère helvétique qui prospère gaiement dans l’eau claire. De manière générale, on attribue justement le succès de l’animal à sa chair peu aromatique. Au contraire d’autres poissons lacustre comme la féra et l’omble chevalier, elle plaît à des gens qui n’apprécient pas foncièrement le poisson. «C’est le goût de friture et du beurre qui séduit le mangeur de perches, pas le goût du poisson», résume un cuisinier genevois avec un brin de provocation.
Suisse ou étranger, le filet de perche n’est d’ailleurs pas recommandé pour ses valeurs nutritives. La diététicienne Claire Monai, de Belmont-sur-Lausanne le résume en une formule: «C’est l’équivalent d’un Big Mac».
«En tant que tel, le poisson n’est pas mauvais, poursuit-elle. Mais la technique de cuisson dans un bain de friture ou à la meunière l’alourdit terriblement. L’huile peut aussi subir une altération si la friture s’effectue à trop haute température. Servi avec des frites et une sauce tartare: c’est la totale.» La teneur inconnue en métaux lourds des poissons des pays de l’Est inquiète également la diététicienne.
Quoi qu’il en soit, les pieds en éventail sur les plages romandes, les clients ne se posent pas trop ce genre de questions avant de gober les petits poissons huileux. Voilà qui n’excuse cependant pas les restaurateurs de leur faire avaler n’importe quoi. Comme dit le critique Jean-Luc Ingold, «l’honnêteté voudrait qu’ils inscrivent ‘Filets de perche congelés de Pologne’ sur la carte.» Même si c’est moins vendeur.