Le Musée d’art contemporain de Téhéran commence à ressortir les merveilles enfouies dans ses caves depuis la Révolution de 1979. Le pop art n’est plus interdit d’expo.
La silhouette noire s’est arrêtée en face d’une toile colorée. A droite, de profil, une collégienne iranienne de 17 ans (cagoule sur la tête, deux mèches qui dépassent, manteau noir jusqu’aux tibias, jeans et baskets). A gauche, une Marilyn démultipliée, bouche prometteuse et entrouverte, dents blanches, lèvres rouge sang.
Une expo de pop art à Téhéran, quel choc! Le Musée d’art contemporain commence à sortir les merveilles enfouies dans ses caves depuis la Révolution de 1979. Après avoir dévoilé quelques Picasso, Kandinsky et Miro au printemps, voilà Andy Warhol et Roy Lichtenstein qui débarquent. Le musée ne fait aucune publicité; il vaut mieux que cela ne se sache pas trop. Les milices du Hezbollah, des fanatiques islamiques appuyés secrètement par les durs du régime, seraient promptes à venir y mettre le feu comme ils l’ont fait pour des librairies ou des cinémas accusés de westoxication (contaminer la vertueuse République islamique par l’Occident dégénéré).
Mais restons-en aux forces en présence dans le musée. D’un côté, donc, les œuvres déjantées des sixties, sexe, drogue et rock’n roll. De l’autre, une société iranienne pudibonde, empêtrée dans ses formules de politesse, embarrassée par la moindre forme humaine et qui rougit à la lecture de certains poèmes persans du XIIème siècle parce qu’ils appelaient encore un chat un chat.
On attend le grand clash des cultures, on l’attend un quart d’heure debout au fond de la salle, puis demi-heure dans un fauteuil, mais rien ne vient. Les formes noires continuent de défiler impassiblement devant les sérigraphies provocantes de Jasper Johns, les collages outranciers de Tom Wesselman, les huiles délirantes de Peter Philips et les impressions photomécaniques d’Andy Warhol.
On dirait que Téhéran a castré la révolte du pop art. Mick Jagger est bien là, en série numérotée de quatre couleurs, mais personne ne semble entendre la fureur des concerts et partir dans les trips d’héroïne. Le message ne passe pas. Les Iraniens qui se plaignent tant de leur manque de liberté ne devinent pas les coups que Warhol et les autres ont dû porter à l’ordre établi pour avoir les coudées franches. Les Iraniens pensent peut-être que l’Ouest a toujours été libre et qu’il se présente là, dans ce musée, tel qu’il est depuis l’éternité: enfant gâté, frivole et un peu obsédé.
Alors on s’en va, dépité. Jusqu’au milieu de la rampe circulaire, où trois silhouettes noires pointent du doigt le portrait d’un académisme pompier qui domine tout le hall du musée. L’ayatollah Khomeyni. D’un coup, les filles se plient de rire. Elles viennent de regretter très fort que Warhol ne lui ait pas réservé le même sort qu’à Mao en quatre sérigraphies décapantes (bleu, jaune, rouge, vert). Un gardien barbu s’est levé, qui demande les raisons de cette agitation. Et les trois ados disparaissent en gloussant du blasphème imaginaire qu’elles viennent de commettre.
——-
Serge Michel, journaliste, collabore régulièrement à Largeur.com. Il vit et travaille à Téhéran.
