- Largeur.com - https://largeur.com -

Ils ont choisi de servir

Il y a peu, travailler dans un café ou un restaurant était considéré comme un métier peu gratifiant. On réservait la profession aux immigrés ou aux personnes sans formation.

«Dans l’esprit suisse, se mettre au service d’un client était mal perçu et le métier de serveur bénéficiait d’un déficit d’image, relève Frédéric Haenni, président de l’association GastroVaud. Mais la situation a évolué: ces dernières années le nombre de jeunes qui effectuent un certificat de spécialiste en restauration a cru de manière fulgurante.»

La formation a même été prolongée d’une année et étoffée pour inclure des notions de cuisine et de service à la clientèle. Les jeunes sont désormais nombreux à la choisir. Certains vont jusqu’à abandonner un emploi bien rémunéré ou des études universitaires pour se consacrer au métier de serveur.

Pour Jonas Masdonati, spécialiste de la transition professionnelle à la chaire de psychologie du conseil et de l’orientation de l’Université de Lausanne, ces brusques revirements de carrière sont dus à la relation particulière que les jeunes d’aujourd’hui entretiennent avec le monde du travail.

«La génération actuelle sait qu’elle ne pourra pas suivre une trajectoire linéaire, conserver le même emploi ou métier jusqu’à la retraite. Elle investit donc moins dans le salaire et le prestige, mais veut se reconnaître dans ce qu’elle fait professionnellement, s’épanouir au travail.»

A l’extrême, et surtout chez les plus jeunes, le métier et l’identification avec l’entreprise deviennent moins importants que l’ambiance au travail. Des caractéristiques qui expliquent qu’on se tourne vers le service, un métier où les contacts avec la clientèle et les rapports entre collègues prennent une grande place.

Ces réorientations se produisent le plus souvent entre 25 et 35 ans, au moment de la fameuse crise de la trentaine.

«A cette période de sa vie, on fait le point et on évalue son degré de satisfaction, note le chercheur lausannois. On sait qu’il s’agit probablement du dernier moment pour recommencer à zéro professionnellement».

Illustration de cette tendance avec trois cas romands.

«Au début, j’avais peur des préjugés des autres.»

Manuela Bruchez avait choisi le métier de libraire. Mais, à 27 ans, la Lausannoise d’adoption se rend compte qu’il lui manque quelque chose. «Je trouvais les contacts avec la clientèle frustrants, tout comme avec mes collègues: à 19 heures, ils se précipitaient tous chez eux.»

En septembre dernier, elle se met à effectuer des extras au Café de Grancy, à Lausanne, le dimanche ou en soirée, «par amour du métier». Bientôt, une place de serveur se libère. «J’ai sauté sur l’occasion. J’avais du plaisir à travailler au café, contrairement à la librairie qui m’apparaissait comme une obligation.»

La jeune femme apprécie le contact avec les clients et l’ambiance avec ses nouveaux collègues. « Après le service, on passe presque toujours un moment ensemble.» Elle reconnaît toutefois que son choix est lié aux caractéristiques de l’endroit lui-même. «Il appartient à cette vague de bistrots de quartier cool qui ont vu le jour récemment. Je ne me verrais pas servir en uniforme dans un restaurant guindé.»

Manuela Bruchez pense avoir trouvé l’emploi qui lui convient. «Mes amis disent que je rayonne depuis que je travaille au café de Grancy.» Elle admet avoir eu peur des préjugés des autres, «de devoir dire que je n’étais plus libraire mais serveuse». A plus long terme, la Valaisanne caresse l’espoir d’ouvrir son propre établissement. Pour l’heure, sûre de son choix, elle vient de s’inscrire à un cours d’oenologie.

«Je veux conserver un lien avec ce monde.»

Jane Carton a tout dans un rayon de quelques centaines de mètres: son appartement, son emploi à plein temps dans une grande boîte de communication et ses extras de serveuse au bar-restaurant le Cheval Blanc, à Carouge (GE). Un cumul professionnel qui surprend.

«Le service, cela a commencé comme une obligation à la fin d’un contrat à durée déterminée. Je devais renflouer mes finances. J’ai toujours dit à mon patron que je n’étais là que pour une période.»

Mais, contre toute attente, lorsque la jeune femme de 32 ans décroche un emploi qui correspond à ses qualifications, elle ne souhaite pas lâcher son job de serveuse. «C’est un métier éreintant, mais aussi gratifiant. Des relations se nouent avec les clients, qui disent parfois être venus juste pour moi. Cela fait plaisir.»

Et entre collègues les rapports sont intenses: «On passait tant de temps ensemble que j’avais parfois l’impression de vivre avec eux.»

Aujourd’hui, elle apprécie le changement de cadre par rapport à son emploi de jour: «Je me réjouis toujours lorsque je vais travailler le soir au café. Là-bas, chacun peut se montrer tel qu’il est, sans subir de jugements de valeur.»

«Je me suis rendu compte que je n’avais rien à prouver.»

Bernhard Schlaefli est doté d’une mémoire ahurissante. Il se souvient des préférences culinaires, des goûts musicaux et même des prénoms de la plupart de ses clients. Serveur au café de l’Hôtel de Ville à Lausanne depuis trois ans, le Vaudois de 28 ans s’était pourtant engagé sur la voie des études.

Après un premier essai à l’université de Lausanne, il s’inscrit à la Haute École pédagogique. A côté, il effectue des remplacements au café. Le tournant survient lors d’un séjour linguistique réalisé dans le cadre de sa formation.

Au lieu de suivre des cours, il choisit d’apprendre l’anglais en travaillant dans un restaurant en Ecosse. A son retour, il arrête les études. «Je me suis rendu compte que je n’avais rien à prouver. On pense toujours qu’il faut démontrer qu’on n’est pas un incapable en faisant des études. Je n’avais pas besoin de cela.»

Ce sera donc l’Hôtel de Ville, à plein temps. «L’endroit me plaisait. J’y ai bien plus de libertés qu’ailleurs: pas besoin de me raser, pas de codes vestimentaires.»

Pour l’instant, il ne pense pas trop à l’avenir. «Mon frère a une patente, peut-être ouvrirons-nous un jour un établissement ensemble.»

Un soir dans une pizzeria, il a vu le regard inquiet de son père lorsque le serveur, la cinquantaine, s’est approché. «J’espère que mon fils ne finira pas ainsi», pensait-il sans doute.