L’engouement pour ce jeu illégal se confirme depuis près d’un an dans notre pays. Soirées, tournois et parties sur internet ont désormais lieu quotidiennement et clandestinement. Rencontre avec une adepte passionnée.
Assis à des tables, dans une salle aux volets fermés baignée par un épais nuage de fumée, des hommes tirés à quatre épingles fument le cigare pour cacher leur nervosité. Devant eux, quelques cartes et une pile de jetons. La partie de poker touche à sa fin et la tension est palpable. Mais ici pas de pianiste ni de danseuses comme dans un saloon du Far West.
Nous sommes sur la Riviera vaudoise. Parmi les joueurs, Janaïne Corboz, une étudiante de 22 ans. Comme beaucoup, elle s’est laissé emporter par la pokermania qui déferle sur la Suisse depuis près d’une année.
Popularisé par des parties retransmises à la télévision, omniprésent sur internet et redynamisé par une variante plus interactive (lire ci-dessous), le poker voit ses adeptes suisses se démultiplier. Banquiers, étudiants, camionneurs ou gymnasiens, tout le monde se prend au jeu.
Cependant, avec une proportion d’adeptes à 90% masculins, Janaïne constitue une exception. Loin de s’en formaliser, elle prend plaisir à jouer et crée parfois la surprise. «Au début, les joueurs sont contents de voir des filles dans les soirées, ils ne se rendent pas compte qu’elles peuvent bien jouer. Au fil du jeu ils deviennent méfiants, puis promettent de ne plus se refaire battre par une fille», rigole-t-elle.
L’aspect social du poker lui plaît. «Pour moi c’est l’occasion de rencontrer des amis dans un cadre tranquille.» Elle apprécie aussi le spectacle qui règne lors des tournois «garçons en costume et filles en robe du soir», façon Casino Royale.
Lors des parties avec ses amis, chacun amène quelque chose à consommer, chips, bière, vin, Martini ou eau pour ceux qui veulent garder intacte leur concentration. Car le poker en exige, ainsi qu’une grande patience: les soirées de jeu durent rarement moins de cinq heures et peuvent dépasser les dix heures lors de tournois.
Initiée par son patron il y a environ un an, Janaïne y a très vite pris goût et s’est empressée de convertir à son tour ses amis et son frère. Afin de progresser plus rapidement, elle s’est beaucoup entraînée sur internet. Actuellement, elle joue environ une fois par semaine avec un groupe d’une dizaine d’amis, dont trois filles.
Même entre amis, on mise de l’argent. Dans le groupe de Janaïne, composé surtout d’étudiants, la mise de base est de 10 ou 20 francs. «Je ne joue pas par appât du gain mais, sans argent, le poker perd tout son intérêt. Je suis d’accord de perdre cette somme au cours de la soirée. De toute façon, si je passais le même temps dans un bar avec des amis, cela me reviendrait plus cher.»
La somme suffit à faire monter l’adrénaline chez ces joueurs, qui ne cherchent pas à miser plus. «Ça me gênerait de prendre 100 francs à des amis.» Son gain maximum au cours d’une soirée s’élève à 75 francs, une somme qu’elle a dépensée le lendemain en offrant la tournée aux autres joueurs, «la moindre des choses».
Suivant les joueurs — certains ont fait du jeu une source de revenu –, l’ambiance n’est pas toujours aussi bon enfant.
«Il m’est arrivé de voir des altercations verbales violentes», raconte un adepte genevois qui a préféré garder l’anonymat. Passionné par le poker, il joue quotidiennement sur le Net, hebdomadairement en compagnie d’autres joueurs et organise environ une fois par mois une soirée chez lui.
Il a aménagé son appartement pour offrir des conditions de jeu optimales: un bar, une grande table, un petit salon et une partie fumoir. Dans son cercle, la mise de base se situe généralement entre 50 et 100 francs. S’il compte certains amis parmi les joueurs, la plupart d’entre eux sont exclusivement des «connaissances de poker», un réseau qu’il s’est constitué par le bouche à oreille et sur des forums en ligne.
Pour éviter tout débordement, il a instauré ses propres règles. Il ne laisse pas un joueur qui a déjà tout perdu emprunter de l’argent et a choisi de bannir de chez lui certaines personnes agressives et irrespectueuses des règles. De plus, l’un des joueurs est désigné comme banquier et devra veiller à ce que personne ne touche à l’argent au cours de la partie.
Car pour les organisateurs de pareilles soirées, la prudence est de mise. La loi suisse interdit l’organisation de jeux d’argent de hasard, comme le poker. Une interdiction qui vaut quel que soit le montant de la mise. Si les joueurs ne sont pas sanctionnés, l’organisateur encourt, lui, une amende pouvant s’élever jusqu’à 500’000 francs ainsi qu’une peine d’emprisonnement.
En effet, les jeux d’argent de hasard dans les casinos sont imposables à un taux moyen de plus de 50%. Ce statut de hors-la-loi ne dérange pas certains joueurs, au contraire. «Le côté illégal du poker ajoute de l’excitation au jeu, reconnaît notre joueur anonyme. Pour moi cela doit rester un jeu d’argent, ce ne serait pas la même chose si je gagnais un jambon ou un panettone.»
Selon ce joueur, le poker suisse, en particulier sa variante en ligne, vit actuellement ses moments de gloire. Tout jeu d’argent de hasard en ligne est interdit, mais là encore, ce n’est pas le joueur mais l’organisateur qui encourt des sanctions.
Et comme la plupart des opérateurs de jeux en ligne sont domiciliés à l’étranger, ils ne tombent pas sous le coup de la législation suisse, comme l’explique Jean-Marie Jordan, directeur de la Commission fédérale des maisons de jeu.
Mais la situation ne saurait durer éternellement. Selon lui, cet engouement devrait se tasser lorsque le marché européen sera mieux réglementé.
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Le Texas Hold’em, renouveau du poker
L’engouement actuel pour le poker est en grande partie dû à la reprise de la variante dite du «Texas Hold’em», plus stratégique et interactive que le poker fermé traditionnel.
Si au poker fermé chacun reçoit 5 cartes qu’il est ensuite libre de changer dans le but d’obtenir la meilleure combinaison, au Texas Hold’em, chaque joueur reçoit seulement deux cartes.
Trois cartes, les mêmes pour tous les joueurs, sont ensuite dévoilées sur le tapis afin de leur permettre de composer leur combinaison de 5 cartes. L’intérêt consiste à évaluer ses propres chances en essayant de déduire celles des autres joueurs. Spectaculaire, cette variante s’est popularisée au cours de retransmissions télévisées.
