Je suis finalement allé voir «The Blair Witch Project» et j’ai été soufflé. Soufflé par l’audace de ce long métrage expérimental, soufflé par sa cohérence et par les champs infinis qu’il ouvre à la création multimédia.
Le succès de «Blair Witch Project» constitue sans conteste la meilleure surprise de l’année cinéma. Qu’un film bricolé avec un si petit budget (il a coûté l’équivalent d’une voiture neuve) ait réussi à générer 140 millions de dollars en deux mois d’exploitation, voilà qui a déjà fourni le prétexte à des dizaines d’articles de presse, à juste titre. On a beaucoup parlé de la réussite commerciale de «Blair Witch», en négligeant ses qualités cinématographiques et son caractère révolutionnaire. C’est pourtant là, dans son ingéniosité narrative, que le film fait figure d’événement. C’est là, d’abord, que réside le secret de son succès.
Si une campagne de marketing aussi habile a pu être orchestrée autour du film, c’est bien parce que «The Blair Witch Project» se présente d’emblée comme un document brut: comme une pièce à conviction emballée dans un sachet de plastique transparent, un enregistrement confisqué par la police pour les besoins de l’enquête. Au même titre qu’une mèche de cheveux qui serait prélevée sur les lieux du crime, le film porte les traces du méfait et contient sans doute, au détour d’une scène, la clé du mystère. C’est du moins ce qu’essaient de nous faire croire Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, les deux réalisateurs, dont c’est le premier film.
Vous allez voir les images originales tournées par les trois étudiants en cinéma qui ont retrouvés morts l’an dernier à Burkittsville. En nous adressant ce message en guise de générique, les deux auteurs nous invitent à jouer le jeu, à regarder le film comme s’il s’agissait d’un document authentique. Tourné caméra à l’épaule, volontairement bâclé, «The Blair Witch Project» ressemble effectivement au carnet de route en format vidéo qui aurait pu être réalisé par trois étudiants partis en vadrouille dans une forêt du Maryland pour y tourner un documentaire sur une légende de sorcière.
Heather, Josh et Mike, c’est leur nom, ont emporté un enregistreur DAT et deux caméras dans leurs sacs à dos. Ils filment tout, même les scènes les plus triviales de leur périple: le départ en voiture, l’arrivée au village, les conversations avec les autochtones, la virée en forêt, les nuits sous la tente, les traces bizarres sur le sol… jusqu’à l’agression finale, filmée caméra au poing par Heather. Quand elle meurt à son tour, sa caméra tombe sur le sol et le film s’achève.
«The Blair Witch Project» se présente comme le montage chronologique de ces scènes saisies sur le vif. Le spectateur ne voit rien d’autre que ce qui a été filmé par les victimes. Autant dire pas grand chose: trois étudiants avec leurs camescopes, perdus dans la forêt et confrontés à un «agresseur» invisible. A plusieurs reprises, l’écran vire au noir et le film se résume à la bande-son enregistrée sur DAT. Rien de bien spectaculaire.
Mais c’est justement la banalité de ces scènes qui fait la qualité du film. En contrepoint de l’intrigue, «The Blair Witch Project» parle d’une Amérique obsédée par Halloween, d’une modernité obsédée par la légende, d’une jeunesse obsédée par l’image, mais aussi des rapports de pouvoir entre les sexes, et surtout de cinéma. Comment montrer la peur, le narcissisme, la confrontation à l’étrange?
Avec le camescope, répondent Mytrick et Sanchez. En cédant la caméra à leurs personnages, les deux réalisateurs organisent leur propre disparition. Jamais cinéaste ne s’était effacé à ce point pour laisser parler son sujet. L’effet de réel est saisissant.
Avec un certain panache, Mytrick et Sanchez offrent ainsi la réponse américaine au collectif du dogme danois (Lars von Trier, Thomas Vinterberg): un film casse-gueule et gonflé, tourné à l’épaule avec un budget microscopique.
Pour parachever l’affaire, il ne restait plus qu’à exploiter le faux fait divers via d’autres médias. Le journal intime de Heather a été publié dans les librairies, la cassette que Josh écoutait dans son autoradio est sortie en CD, les documents de l’enquête sont présentés sur le site Blair Witch.
Grâce à l’ingéniosité des réalisateurs et du distributeur, «The Blair Witch Project» est ainsi devenu la première création multimédia, au sens propre du terme: une fiction déclinée par divers canaux. Bonne nouvelle: le cinéma de la convergence n’est pas né dans le département de marketing d’un studio hollywoodien, mais au fond d’un garage du Maryland.