LATITUDES

L’esprit de village perd son clocher

Avec l’arrivée des citadins et l’augmentation du nombre de pendulaires parmi les villageois de souche, l’esprit rural traverse une crise. Notamment dans le canton de Vaud, où les traditions sont parfois malmenées.

Paradoxalement, le clocher de Cully n’a jamais fait autant de bruit que depuis que la municipalité a installé un silencieux sur ses cloches… La démarche, qui faisait suite à la plainte d’un habitant qui n’arrivait pas à dormir, a en effet déclenché une polémique à multiples rebondissements.

Après le rejet d’une pétition déposée par les villageois, un postulat visant à refaire sonner les cloches de Cully a été accepté le 10 avril par le Conseil communal. Les autorités ont jusqu’à juin pour prendre leur décision. Mais les lettres de lecteurs enflammées dans la presse locale s’accordent à dire que la municipalité «ferait mieux d’offrir des boules Quiès» à ceux qui ont «choisi d’habiter près d’un clocher» plutôt que de faire mourir ce symbole villageois.

Loin de se résumer à une simple querelle de clocher, ce phénomène, fréquent en Suisse (plus d’une trentaine de silencieux ont été installés sur des clochers en 2005), trahit l’évolution de l’esprit de village. Même le Tribunal fédéral s’en inquiète, puisqu’il vient de décréter dans un arrêté de sept pages que le droit de sonner les cloches fait partie des traditions suisses et ne saurait être remis en cause par le voisinage. Il a ainsi donné tort à un insomniaque ayant déposé plainte contre les cloches de Gossau dans le canton de Zurich.

Les bisbilles autour des cloches ne constituent pas le seul indice des traditions qui se perdent. En témoigne la querelle autour d’une omelette qui a ébranlé le Nord vaudois l’été dernier.

A Ependes, petite commune de 320 habitants, la fête du tir, connue sous le nom de l’Abbaye, a lieu tous les trois ans en juillet depuis 1848 La tradition veut que le dernier soir, une «omelette baveuse» soit cuisinée dans le restaurant du centre du village avec les oeufs que la société de jeunesse campagnarde a récoltés de porte à porte durant l’après-midi.

En ce mois de juillet 2005, la fête démarre dans une ambiance bon enfant: certains villageois, fidèles à la coutume, portent leurs verres autour du cou, attachés à un cordon aux couleurs vaudoises. Gros rires, vin blanc et omelette pour tout le monde.

Mais voilà qu’en pleine nuit, les réjouissances sont brusquement interrompues par l’arrivée des voitures de police. Un voisin a porté plainte pour tapage nocturne. L’histoire fait scandale dans la bourgade, si bien que l’organisateur, l’abbé-président, remet justement en cause l’esprit du village, qui «n’est plus ce qu’il était».

«Beaucoup de villageois disent que les nouveaux habitants, venus de la ville, ne s’investissent pas et ne comprennent pas l’esprit que nous cherchons à cultiver, explique Bertrand Fleury, l’abbé-président en question. On ne sait pas si c’est un nouvel habitant qui a porté plainte, mais ce cas démontre un changement dans les mentalités. Les gens sont devenus plus individualistes.»

Dans cette petite commune, la culture villageoise ne semble pas s’être estompée avec les années. Les parents se rencontrent parfois à la sortie de l’école, la poste n’a pas fermé ses portes et on décore toujours la fontaine avec les mêmes géraniums.

Mais derrière cet aspect pittoresque, les habitants sentent une lente érosion de l’esprit communautaire, qui s’étiole à mesure que poussent en périphérie les blocs locatifs et les nouvelles villas carrées avec piscine. Une soixantaine de nouveaux citoyens se sont installés ici au cours des quinze dernières années. «Mais seuls 10% d’entre eux s’investissent dans la vie locale», estime Robert Gonin, syndic.

Ependes n’est, de loin, pas le seul village à faire ce constat. A Suchy, autre petit village du Nord vaudois, les heures au clocher ne sonnent plus durant la nuit depuis déjà deux ans. «Elles dérangeaient les nouveaux locataires», explique Gustave Cholly, habitué à prendre l’apéro le samedi matin au bistrot, Chez Mimi. Administrateur de la scierie de la commune, il voit la vie de village changer: «Avec l’extension des fermes rénovées, les nouveaux arrivent et on commence à voir la ville à la campagne. Ces types pensent y trouver l’eldorado et s’énervent devant la moindre nuisance. Un habitant avait même écrit une lettre à la commune se plaignant du bruit de ma scierie.» Bien que le noyau dur des «anciens» se retrouve toujours autour des décis de blanc à l’écurie, le charpentier déplore: «On ne connaît plus tout le monde.»

A Mathod, également, Sébastien Marendaz, agriculteur viticole, explique que la majorité des nouveaux qui se sont installés dans le quartier de villas à la sortie du village, direction Orbe, ne se montre pas très souvent.

Si les «anciens» se plaignent des «nouveaux» qui ne s’intègrent pas, ces «nouveaux» déplorent, eux, la difficulté à s’insérer dans une vie de village existante.

«Ils vendent des terrains pour qu’on y construise des villas, ils s’en mettent plein les poches, et ensuite ils gueulent parce que ces urbains ne tiennent pas la caisse du club de foot», lâche David, installé depuis août 2003 dans une petite commune du Gros-de-Vaud. Il voulait faire partie du club de badminton, «mais j’ai été découragé par l’attitude des villageois qui refusent de me saluer au bistrot.»

D’autres reculent devant l’aspect quelque peu folklorique ou alcoolisé de certaines manifestations villageoises. Sans pour autant vouloir juger ses concitoyens d’Ependes, Céline Besancet, mère d’enfants en bas âge, admet avoir d’autres intérêts.

Préférences individuelles mises à part, les citadins qui s’installent en région rurale, souvent appelés les «rurbains», cherchent le plus souvent la tranquillité à la campagne, comme le confie Isabelle Menoud, une Lausannoise de 38 ans installée depuis moins d’un an à Thierrens, dans une ferme rénovée. Elle n’éprouve pas le besoin de faire partie de la vie associative du village. «Puisque je n’ai pas grandi ici, je n’ai pas le même attachement aux fêtes traditionnelles.»

Selon Martin Schuler, géographe et professeur à l’EPFL, la vie rurale est en mutation depuis que les citadins ont commencé à acheter de vieilles fermes pour les rénover ou à construire des villas dans les années 70. «Dans le canton de Vaud, Froideville et Cugy font partie des premières communes à avoir encouragé un certain mouvement migratoire vers les campagnes», explique-t-il. Mais après une première phase de forte croissance, la construction a été freinée, afin d’essayer de préserver les identités villageoises.

Cela n’a pas suffi. «La vie rurale est complètement différente d’il y a trente ans, estime Robert Gonin. Sans vouloir donner une image trop sinistre, je trouve que les villages deviennent un peu morts.» On ne peut plus forcément compter sur son voisin lorsqu’on oublie d’acheter la farine pour la tarte aux pommes du dimanche. «Les gens se plaignent de l’anonymat qui règne en ville, et maintenant ils commencent à le reproduire à la campagne», ajoute le syndic.

Mais l’arrivée de citadins qui n’ont jamais été habitués aux coutumes de village n’est pas le seul phénomène qui explique cette mutation. Les villageois eux-mêmes doivent s’adapter à de nouvelles contraintes professionnelles.

«Avec les changements de la paysannerie, la proportion des villageois travaillant encore dans la commune n’est estimée qu’à 15%», précise Pierrette Roulet-Grin, préfète du district d’Yverdon-les-Bains. Par extension, les pendulaires sont toujours plus nombreux dans les villages et passent moins de temps dans leur commune.

Pour la préfète, il n’est donc pas étonnant que ces villageois pendulaires s’investissent moins dans la vie locale: aujourd’hui, «le temps de déplacement mange le temps que l’on consacrait auparavant à la vie associative». A Suscevaz, commune de 200 habitants, Jean-Bastien Thonney, maraîcher, explique qu’il n’y a pas beaucoup de nouveaux, «mais c’est quand même chacun pour soi».

Les sociétés locales peinent donc à renouveler leurs membres. A Ependes, les roses en papier fabriquées par les volontaires ont été terminées à temps et en suffisance pour l’Abbaye. Mais ce sont souvent les mêmes âmes dévouées qui se prêtent au jeu. Et les choeurs mixtes, avec leur répertoire traditionnel, n’attirent pas de nouvelles voix. Le pays que j’aime, «Le vieux chalet», «La forêt suisse» et autres refrains ruraux n’ont plus la cote.

«L’art choral évolue en profondeur, admet Willy Jaques, président de l’Association vaudoise des directeurs de choeurs. On constate que la motivation n’est plus liée à la vie de village, mais au programme. Il faut donc que le répertoire séduise.» Certaines chorales proposent ainsi du gospel, décident de créer des comédies musicales, ou exploitent le succès du film Les choristes auprès des jeunes générations.

Même combat pour les sociétés de gym. «Les gens veulent consommer sans s’engager, explique Etienne Miéville, président de l’Association cantonale vaudoise de gymnastique. Et ce sont donc les comités qui en pâtissent.» Les pendulaires se rendent plus volontiers au fitness, ou profitent des espaces «wellness» qui se construisent dans les villes.

Les sociétés sont désertées par leurs membres et les villages perdent leurs lieux de rencontre. «Auparavant, les habitants se retrouvaient deux fois par jour à la laiterie à l’heure du coulage du lait, raconte la préfète. Mais les endroits qui favorisaient la communication n’existent plus. Le phénomène s’accentue encore avec le vote par correspondance.»

L’esprit de village devient pour beaucoup un concept abstrait, ce qui se ressent sur le plan politique. «On assiste à la disparition du service à la communauté», relève Robert Gonin.

Pour preuve, à Ependes toujours, les citoyens ne se sont pas bousculés pour remplacer les quatre municipaux démissionnaires. «Autrefois, il y avait de l’ambiance avant les élections. Aujourd’hui, ça n’intéresse plus grand monde», explique Olivier Roux, municipal à Chavornay.

Les sociétés de jeunesse campagnarde du Nord vaudois semblent être les seules à attirer des membres et à créer des événements fédérateurs. Car les sociétés locales en général sont obligées de rassembler leurs forces avec celles des communes environnantes. Selon Etienne Miéville, plusieurs sociétés de gymnastique ont ainsi fusionné afin de maximiser les chances de trouver des volontaires pour les comités directeurs.

«Dans cette optique, la fusion des communes est une solution intéressante, car elle permet d’alléger le besoin en politique et peut-être de libérer des forces pour la vie associative», estime Pierrette Roulet-Grin. Mais le nombre de réticences à l’égard des fusions met en avant un paradoxe: «Les gens ont peur que le clocher de leur village soit déplacé», souligne-t-elle.

Des solutions sont étudiées dans diverses communes afin de créer un esprit communautaire neuf pour tous les citoyens. L’une d’elles consiste à répondre à la demande des enfants, en créant des places de jeux ou certaines activités ludiques, comme la course au sac.

Ce sont souvent les enfants qui font vivre les sociétés locales, comme celles de gymnastique. «C’est grâce à eux qu’on tourne, relève Etienne Miéville, président de l’Association cantonale vaudoise de gymnastique. Dès l’âge de 6 ans et jusqu’à 16 ans, la gym les attire.»

Une autre solution consiste à réunir les villageois par le biais de manifestations ponctuelles. La soupe avec «coup de blanc» au milieu du village chaque jour de l’an est ainsi devenue une nouvelle tradition organisée à Ependes depuis l’an 2000 pour souder l’esprit communautaire. «Le succès est au rendez-vous à chaque édition, chez les anciens villageois comme chez les nouveaux, car chacun se sent libre. Les gens veulent communiquer sans s’engager, analyse le syndic. Ce n’est pas un problème. Il faut juste savoir s’adapter.»

A Goumoens-la-Ville, une solution originale a été trouvée pour unir les 650 habitants. «Il s’est construit ici une trentaine de villas dans les années 70, puis, deux ou trois villas par an, explique Jean-Luc Bezençon, le syndic. On a réalisé qu’il fallait faire quelque chose pour relancer l’esprit de cohésion. Nous avons réhabilité le taillé de Goumoens (une pâtisserie à la crème et au sucre, ndlr) autour d’une grande fête annuelle. Les villageois, même les nouveaux, y participent volontiers. Ma mère, qui a 73 ans, apprend la recette aux jeunes. Tout le monde s’y retrouve.»

Ce genre d’événement permettrait à certaines communes de prévenir d’importantes crises interculturelles, et pas uniquement dans le canton de Vaud. Dans le canton de Genève, le mélange des villageois avec les travailleurs internationaux est parfois explosif. Certains agriculteurs doivent même se battre pour que leur coq puisse chanter.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 13 avril.