KAPITAL

Etoile discrète au centre de la galaxie du luxe

Le deuxième groupe mondial du luxe dirige désormais l’ensemble de ses activités depuis son nouveau siège de Bellevue, un bâtiment à 63 millions conçu par l’architecte français Jean Nouvel.

Dans le gazon, les fleurs attendaient impatiemment le printemps pour pouvoir refléter leurs couleurs dans les trois blocs de verre – deux cubes et un parallélépipède – posés derrière elles. A Bellevue, près de Genève, le bâtiment dessiné par le célèbre architecte Jean Nouvel abrite depuis peu le siège du groupe Richemont et ses 300 employés, ainsi que celui de Baume & Mercier, l’une des étoiles horlogères de sa galaxie. Un complexe ultrasécurisé (il suffit de s’approcher du portail d’entrée du parc pour se voir apostrophé par un haut-parleur) et discret (on le distingue à peine dans la verdure), comme le veut la profession.

«La transparence du bâtiment facilite énormément la localisation des collaborateurs, les conversations et les échanges entre tous, se réjouit Michel Nieto, directeur général de Baume & Mercier. La visibilité de chacun et de chaque bureau facilite la communication interne. La proximité de la direction du groupe est un autre avantage: elle favorise le soutien, l’échange de points de vue sur d’éventuels projets, la réactivité et la spontanéité.»

Fondé en 1988, Richemont est aujourd’hui le deuxième groupe mondial du luxe derrière LVMH. C’est aussi, et on ne le réalise que trop peu, un très gros pourvoyeur d’emplois en Suisse romande. Avec près de 4’700 collaborateurs, l’empire du luxe est même l’un des plus gros employeurs industriels de la région.

Ses principaux domaines d’activité sont la bijouterie, l’horlogerie, les instruments d’écriture, la maroquinerie et l’habillement. La holding comprend des marques comme Cartier, Van Cleef & Arpels, Montblanc, Lancel, Chloé, Vacheron Constantin, Panerai ou Piaget. Le groupe détient en outre 18% de British American Tobacco (Dunhill, Kent, Lucky Strike, Pall Mall). En 2000, Richemont a complété sa collection en acquérant trois nouvelles sociétés horlogères: Jaeger-LeCoultre, A. Lange & Söhne et IWC. «D’autres acquisitions pourraient d’ailleurs venir allonger cette liste dans les années à venir», avance René Weber, analyste du secteur auprès de la banque Vontobel.

Ce n’est pas seulement pour le plaisir de construire un beau bâtiment à 63 millions de francs que Richemont a regroupé sa direction à Bellevue. Il y a trois ans, le groupe traversait une période de crise, due à l’inflation de ses coûts, à un manque d’innovation identifié et à des problèmes organisationnels. Le Sud-Africain Johann Rupert, l’actionnaire majoritaire, prend alors la tête de l’empire. Il constate que le groupe souffre notamment de son éclatement géographique, avec des sièges opérationnels à Paris (une partie de la direction), Londres (finance), Zoug (communication), et Genève.

«Outre des coûts fixes importants, cette situation engendrait des difficultés de communication et des tensions culturelles, poursuit René Weber. Une telle centralisation semblait logique. Cela nous a surpris, mais malgré l’investissement important que représente le bâtiment, elle s’avère en plus économiquement avantageuse sur le plan immobilier.»

Parallèlement, la politique de restructuration menée par Johann Rupert, notamment chez Cartier (changement de management, réduction des coûts) porte ses fruits: après les baisses significatives de son chiffre d’affaire en 2003 et en 2004, Richemont a sensiblement remonté la pente et affiche «d’excellentes performances», dit René Weber. L’année dernière, les ventes se sont élevées à 5,5 milliards de francs, soit 10% de plus qu’en 2004. Le bénéfice d’exploitation a atteint 750 millions de francs, contre 440 millions l’année précédente, soit une augmentation de plus de 70%.

Tirées par Cartier, la locomotive du groupe, les ventes du secteur bijouterie ont totalisé plus de la moitié des revenus, tandis que l’horlogerie y contribue à hauteur d’un quart. Le reste se divise entre les instruments d’écriture (11%), la maroquinerie (7%) et la mode (5%). L’Europe reste le principal marché de Richemont (43% des ventes), suivie de l’Asie, en forte croissance (21%), des Etats-Unis (19%), et du Japon (17%).

Encore ultraminoritaire en termes de revenus, le secteur de la mode connaît pourtant l’évolution la plus spectaculaire grâce à la marque Chloé qui a enregistré au dernier exercice une croissance de… 100%. «A ce rythme, Chloé sera plus grande que Cartier en 2012», ironisait Johann Rupert récemment dans Bilan.

Le secret? Avoir accordé sa confiance à Phoebe Philo, 32 ans, égérie d’une nouvelle génération de designers. La jeune Anglaise a su mélanger avec une nonchalance très anglo-saxonne les codes rigides de la haute couture avec l’air de la rue. La styliste a par ailleurs développé d’instinct une ligne de maroquinerie de référence. «C’est bien simple, à chaque défilé, Chloé sort un sac qui devient le marqueur de la saison tout entière», résume le journaliste de mode Bertrand Maréchal. Ce fut donc une déception légitime et sincère pour la direction de recevoir la démission de Phoebe Philo en janvier. Même si «la marque reste à coup sûr l’une des plus attendues sur la scène de la mode», poursuit Maréchal.

Richemont ne connaît cependant pas que la gloire du côté fashion. Le groupe vient ainsi de se séparer de la marque Old England, reine du Duffle-coat et «temple du bon goût anglais», rachetée aux descendants du fondateur en 1999. En juin 2005, Richemont avait par ailleurs déjà cédé une marque de prêt-à-porter masculin, Hackett, à un fonds d’investissement espagnol.

Les accessoires en cuir de la marque Dunhill, tout comme Lancel, affichent quant à eux des résultats décevants. «En Europe, Dunhill reste associé à l’image des cigarettes, ce qui ne l’aide pas, et Lancel peine à s’exporter, dit Patrik Schwendimann, qui suit le secteur du luxe auprès de la Banque Cantonale de Zurich. Même si cela aurait du sens, je ne pense pas qu’ils vendront rapidement ces marques, qui sont en phase de restructuration. Ils leur donneront encore une chance de se redresser. Peut-être que le succès de Chloé donnera envie au groupe de s’intéresser à une acquisition dans la mode, par exemple un géant italien, d’ici à quelques années. Mais Richemont reste avant tout un groupe de montres, de bijoux et d’instruments d’écriture, ses grandes forces.»

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 13 avril 2006.