La grande écrivaine allemande a chroniqué tous les 27 septembre de 1960 à 2000. Une passionnante traversée en coupe de quatre décennies.
Il m’arrive rarement d’acheter le livre d’un auteur inconnu en ne me fiant qu’à la quatrième page de couverture. C’est pourtant ce qui m’est arrivé lorsque je me suis laissé séduire par ces quelques lignes:
«En 1935, Maxime Gorki avait invité les écrivains du monde à raconter une journée de leur vie, la même date pour tous, le 27 septembre. L’idée avait été reprise en 1960, et une nouvelle génération s’était alors essayée à l’exercice. A cette date, Christa Wolf eut envie de relever le défi, elle tint donc la chronique de cette journée du 27 septembre 1960, puis, prise par le jeu, s’astreignit à cette discipline jusqu’à aujourd’hui, soit pendant plus de quarante ans.»
Christa Wolf? Jamais lu. J’avais suivi au lendemain de la chute du mur de Berlin quelques polémiques lancées par d’incertains justiciers de la onzième heure à propos de sa prétendue compromission avec la Stasi. Mais les accusations avaient été promptement balayées. Sans que cela me donne envie d’entrer dans l’univers de la dame, au demeurant reconnue comme une des grandes plumes de l’Allemagne contemporaine.
Je suis donc ressorti de ma librairie avec «Un jour dans l’année. 1960 – 2000» sous le coude, très curieux de voir à quoi pouvait ressembler une traversée en coupe des quarante dernières années du XXe siècle.
Je n’ai pas été déçu: Christa Wolf est une très grande dame de la littérature. D’autant plus grande qu’elle est parvenue à conserver au fil de ces nombreuses années une fraîcheur faite de spontanéité, de distance, d’esprit critique tout à fait réjouissante.
Née en 1929 à Landsberg an der Warth, ville aujourd’hui polonaise, elle a toujours habité en Allemagne de l’Est, ce qui lui permet de donner un témoignage vécu assez exceptionnel sur feu la République démocratique allemande. Communiste critique, elle a tôt pris ses distance avec le régime qui étouffa dans le sang et le grincement des chenilles des blindés une révolte ouvrière en juin 1953.
On la sent dans les premières pages de son livre assez peu à l’aise avec la pratique éminemment petite-bourgeoise du journal. Aujourd’hui encore, elle ne cache pas ses réticences dans une préface à son livre datée de 2003:
«La subjectivité demeure le critère prédominant de ce journal. Ce qui a quelque chose de scandaleux dans une époque où l’on nous submerge de choses et tente également de nous chosifier; car le flot des révélations apparemment subjectives et impudiques dont nous inondent les médias est aussi un élément froidement calculé de cette marchandisation. Je ne saurais dire comment nous protéger, comment nous pourrions échapper à cette réification forcenée qui s’infiltre dans nos émotions les plus intimes si ce n’est par l’épanouissement et aussi la verbalisation de notre subjectivité, quel que soit l’effort que cela exige. Le besoin de se faire connaître, y compris avec ses traits problématiques, avec ses erreurs et ses fautes, est à la base de toute littérature, il est aussi une motivation de ce livre. On verra si le temps est venu de prendre un tel risque.»
Que le lecteur potentiel ne se laisse pas impressionner par ces contorsions tarabiscotées: le livre, haletant, se lit comme un roman. Une fois la plume en main, Christa Wolf ne craint pas de laisser champ libre à sa subjectivité. Ces courtes journées décrites minutieusement finissent par brosser à grand coups de pinceau une superbe fresque historique dont le point de tension dramatique est atteint au début des années 1980, lorsque l’Europe centrale manque de devenir un champ de bataille nucléaire.
Le 27 septembre 1986, Christa Wolf est à Zurich. Elle rend visite à Max Frisch qu’elle connaît depuis longtemps et avec qui elle a une longue conversation sur la littérature, les écrivains leurs collègues, et leurs propres œuvres. Au soir de sa vie, Frisch est riche et solitaire. Elle constate in petto: «J’ai devant moi un écrivain qui a achevé son œuvre de son vivant», mais quand elle lui demande son avis sur «Cassandre», son essai publié en 1983, elle est soudain étonnée de découvrir chez lui une pointe de jalousie. Le charme est rompu. Frisch était un homme compliqué.
La veille au soir, après la représentation dans un théâtre zurichois de la version théâtrale de sa «Cassandre», scène de coulisse:
«Un petit cercle s’était formé autour de moi, certains étaient assis par terre, à ma gauche cette femme à la chevelure rousse et bouclée, qui s’était présentée comme l’ancienne épouse de Paul Nizon et qui travaille à présent dans une petite bibliothèque, disait pourquoi elle n’avait pu lire la publication de la «Frankfurter Vorlesungen» [«Leçons de Francfort»] de Paul Nizon: «Toujours pareil, toujours pareil. Il ne peut s’empêcher de tourner sans arrêt autour des mêmes choses».
Suisse alémanique, Nizon a le même âge que Christa Wolf mais — c’est un des thèmes autour duquel il tourne sans cesse! –, il a choisi Paris pour y vivre et y écrire après avoir abandonné sa famille à Zurich. Il vient lui aussi de publier, chez Actes Sud comme toujours, des tranches de son Journal sous le titre «Les premières éditions des sentiments.» Un livre qui commence par une rencontre fortuite avec… Max Frisch:
«24 mars 1961, Zurich
Rencontré Max Frisch dans la rue (…) Il me donne rendez-vous à la Kronenhalle. Vingt-deux heures, longue table. Frisch et Dürrenmatt sont assis face à face comme deux dirigeants syndicaux, c’est de la politique littéraire. Chacun a ses troupes en imagination derrière lui (…) Chez l’un et l’autre il y a de l’affabilité, mais aussi de la moquerie, une rivalité latente. Ils se voient confrontés à leur importance, qui est, au bout du compte, impossible à estimer: à la gloire, cette étrange valeur. Une représentation de l’ego sur le marché public des changes.»
Nizon était un peu le poulain de Frisch. A ce qu’il raconte, leurs relations ne furent pas toujours facile, le disciple n’appréciant guère le paternalisme du maître qui tenait à le cantonner dans l’apolitisme, réservant les choses dites sérieuses pour lui-même.
Par rapport à Christa Wolf, Nizon est léger. Il fait poids plume. Mais, si vous me passez le mauvais jeu de mot, il a néanmoins une belle plume. Il y a trente ou quarante ans, j’imagine que pour une marxiste est-allemande, il devait représenter le comble de la décadence petite-bourgeoise, personnifier la frivolité littéraire. Mais lui poursuit sa propre quête, elle n’est pas anodine:
«Dieu sait combien j’aimerais conquérir, dans mes récits, le vaste océan de notre quotidien actuel. Mais plutôt à la façon d’un Saul Bellow (que je n’apprécie pas particulièrement, cela dit). J’aime son art d’évoluer avec le plus grand naturel dans un banal aujourd’hui (le même aujourd’hui que diffuse et orchestre en permanence l’encre noire de la presse quotidienne).»
«Bien sûr, je payerais cher pour pouvoir m’évader hors de la «littérature» et atteindre la «réalité», j’entends la consignation écrie de notre réalité, une consignation qui la suggérerait à l’état encore brut, de manière directe et émotionnellement parlante. Question d’optique. Dans ce quotidien qui est le mien, quelle réalité prendre en compte et mettre sur le papier?»
«Telle est la question qui m’occupe en ce moment. Ne pas me retirer dans une province poétique, mais piquer une tête dans la réalité…»
Cet objectif, il se le fixait le 1er janvier 1972.
——-
Ouvrages mentionnés :
«Un jour dans l’année. 1960 – 2000», par Christa Wolf, traduit de l’allemand par A. Lance et R. Lance-Otterbein, Fayard, 2006, 572 pages.
«Cassandre», par Christa Wolf, traduit de l’allemand par A. Lance et R. Lance-Otterbein, Stock, 1994, 438 pages.
«Les premières éditions des sentiments. Journal 1961-1972», par Paul Nizon, traduit de l’allemand par Diane Meur, Actes Sud, 2006, 282 pages.
«Marcher à l’écriture», suivi de «Leçons de Francfort», par Paul Nizon, traduit de l’allemand par J.-C. Rambach, Actes Sud, 1991, 180 pages.
