Le tissu d’idées préconçues nouées entre les cantons s’use mais ne rompt pas. Pourquoi le Zurichois reste-t-il arrogant et le Jurassien fêtard? Ces clichés, aussi précieux que vains, aident à vivre ensemble.
Les Genevois? De grandes gueules. Les Vaudois? Des indécis perpétuels. Les Zurichois? Arrogants, bien sûr. Les Appenzellois? Des réactionnaires et même pire: des petits réactionnaires…
La liste est longue des stéréotypes que chacun des 26 cantons et demi-cantons trimballe comme une fatalité de génération en génération. Les Suisses sont toujours plus mobiles, ils franchissent en permanence des frontières cantonales qui ont tendance à s’estomper, mais les clichés, eux, demeurent. Pourquoi?
On peut commencer par se rassurer: la manie de dénigrer son voisin n’a rien de typiquement suisse. «Les stéréotypes sont une nécessité de tout groupe humain, constate Jérôme Rossier. Ils permettent de se définir soi-même et de catégoriser les autres de manière simple et pratique.» Ce professeur de l’Institut de psychologie de l’Université de Lausanne a participé avec son équipe à une étude mondiale sur les stéréotypes nationaux, publiée dans la revue Science en octobre 2005.
Les résultats de cette étude éclairent ce que l’on peut constater dans les relations entre les cantons. A commencer par le fait que les stéréotypes ne naissent pas au hasard. Au contraire, ils se construisent selon des processus récurrents. Il y a d’abord la généralisation, qui part d’un événement historique ou d’un fait divers retentissant, parfois d’expériences plus individuelles.
Il y a ensuite la comparaison, qui porte surtout sur les coutumes ou les valeurs respectives. Enfin, pour se constituer véritablement, le stéréotype doit être repris et amplifié. Cela se fait parfois de manière quasi institutionnelle (médias, éducation), mais le plus souvent à travers des canaux plus informels comme les plaisanteries ou le ouï-dire.
Prenez le stéréotype du canton de Berne. Voilà un canton patricien, de tradition paysanne, réputé pour sa lenteur et sa lourdeur, à l’image de l’ours qui le symbolise. Ce cliché a trouvé une nouvelle actualité au moment où le canton a abrité la capitale fédérale et une bonne partie de l’administration: le fonctionnaire n’est réputé ni pour sa rapidité, ni pour son agilité…
A Genève également, on constate une forme de réactualisation du stéréotype: la cité-Etat qui a toujours lutté pour son indépendance, détentrice d’une supériorité morale calviniste qui a rayonné sur une partie de l’Europe, est aujourd’hui une des principales villes internationales, abritant le deuxième siège de l’ONU: il y a là de quoi nourrir un ego bien dimensionné.
A l’inverse de ces clichés toujours verts, il en est d’autres qui s’étiolent. Fribourg, par exemple, canton catholique, conservateur, pauvre et très rural, nourrissait des stéréotypes d’une finesse relative qui faisaient du Fribourgeois un être plus proche de la bouse que de l’hygiène.
Mais le développement fulgurant de ces deux dernières décennies a cassé cette image: «On n’entend presque plus de blagues sur les Fribourgeois, constate l’historien et conseiller national zougois Joseph Lang. Elles sont trop en décalage avec la réalité du canton.»
Tiens, tiens. Le cliché a donc un lien avec la réalité. Et comme elle, il peut être mouvant. Les Bâlois par exemple sont perçus positivement du côté romand, qui voit en eux les plus latins des Alémaniques, alors qu’ils agacent foncièrement les Zurichois, aux yeux desquels ils ne sont que bourgeois mièvres et sirupeux. Sans parler des moqueries lucernoises sur le carnaval de Bâle, pâle réplique protestante aux accents militaires d’une exubérante tradition catholique dont la Suisse centrale est l’authentique championne.
Qu’on ne s’étonne pas enfin que le cliché soit péjoratif. Il y a dans la vigueur de l’attaque un hommage à l’identité d’une région. Plus le cliché est agressif, plus il souligne une identité forte. «Les cantons dont on ne fait pas de blagues sont des cantons fantômes», déclarait non sans pertinence l’ancien conseiller national zurichois Ernst Mühlemann dans un article du Bund.
Comme pour lui donner raison, le professeur Jérôme Rossier explique prudemment: «Les stéréotypes sont parfois porteurs d’informations au sujet de certaines cultures, mais scientifiquement, leur fondement n’est pas avéré. On ne peut donc pas dire qu’ils soient systématiquement justes, ni systématiquement faux.» Vous l’aurez compris, Jérôme Rossier est Vaudois. CQFD.
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Tour de Suisse des préjugés cantonaux
Argovie Le canton des autoroutes et des centrales nucléaires. En Suisse alémanique, ses habitants passent pour les derniers des provinciaux. Prototype du Suisse moyen, l’Argovien fait le mépris du Zurichois, du Bernois et du Bâlois. On dit qu’il conduit tellement mal que le sigle AG de ses plaques signifierait «Achtung Gefahr», attention danger!
Appenzell Le cliché veut que les Appenzellois soient à la taille de leurs deux demi-cantons: lilliputiens. Nains de jardin ultraconservateurs, démocrates phallocrates, traditionalistes à boucles d’oreille, consanguins repliés sur eux-mêmes, ils seraient à la Suisse ce qu’elle est à l’Europe: un minuscule pays de montagnes verdoyantes qui produit du fromage. On apprécie en revanche leur sens de l’humour et leur farouche indépendance.
Bâle-Campagne Campagnards et paysans, les Bâlois des champs sont considérés par leurs cousins de la ville comme des profiteurs invétérés, qui utilisent leurs infrastructures urbaines sans en assumer les coûts.
Bâle-Ville Cultivés, raffinés, latins, ouverts sur le monde, les patriciens de la cité rhénane passent aussi pour des bour- geois mondains et condescendants. Leur rivalité économique et culturelle avec la Zurich arriviste est légendaire. Mais un mépris réciproque et séculaire règne également d’un côté à l’autre du Rhin entre le Grand-Bâle bourgeois et le Petit-Bâle des artisans.
Berne La lenteur des Bernois est un sujet de raillerie dans toute la Suisse. Lourds et patauds comme les plantigrades qui donnent ses armes à la ville, ils ont aussi le côté sympathique et chaleureux du nounours. Ville à la campagne, sa lenteur paysanne se nourrit également de celle des fonctionnaires fédéraux. Engraissé aux subventions, le canton ferait preuve d’un dynamisme apathique. Réponse du berger à la bergère: «Si nous sommes lents, c’est pour que les Vaudois puissent nous suivre.»
Fribourg Les Fribourgeois font l’objet des plaisanteries les plus désobligeantes, aussi bien chez les Romands que les Alémaniques. On les dit sales et malodorants, attardés, sous-développés, conservateurs, bigots. Ramuz rapporte les propos d’un paysan vaudois en terres fribourgeoises durant la guerre du Sonderbund (1847) qui trouvait déjà les fermes «mal balayées». Resté au XIXe siècle «jusqu’en 1960», selon une formule consacrée, Fribourg a connu un tel développement ces dernières décennies que ces blagues ne font plus rire personne.
Genève «Il y avait autrefois un zoo à Genève. On a dû le fermer car les crocodiles déprimaient de ne pas avoir la plus grande gueule.» Arrogants, hautains, donneurs de leçon, les héritiers de Calvin passent aussi pour coincés et avares. «Un sucre ou aucun?», demande la Genevoise de bonne famille quand elle offre une tasse de thé. Genève s’estime d’une autre nature, elle considère, dit-on, que la Suisse commence du côté de Nyon.
Glaris Canton relativement obscur. A l’ombre des montagnes qui l’entourent, en marge d’une Suisse centrale à laquelle on l’associe souvent, à tort. Les Glaronais passent pour discrets, travailleurs et… invisibles!
Grisons Doués pour les langues (ils parlent un charabia qu’eux seuls comprennent, le romanche, quatrième langue nationale et cinquième roue du char institutionnel helvétique), les Grisons seraient habiles commerçants et à l’aise partout dans le monde. Leurs pâtissiers expatriés, drillés aux viennoiseries de l’Autriche toute proche, sont réputés de Barcelone à Kiev. En revanche, on les dit proches de leurs sous.
Jura Chauffards, fêtards, rebelles, superstitieux, irresponsables, éthyliques, séparatistes, têtus, sournois… Les clichés véhiculés sur les Jurassiens sont aussi abondants que peu flatteurs. Honnis des Bernois mais proches des Neuchâtelois du Haut, ils passent pour de bons vivants très attachés à leur terre.
Lucerne Aux yeux des cantons éloignés, c’est une charmante ville de carte postale. Pour ses proches voisins, Lucerne est perçue comme autoritaire et arrogante. La «Zurich de Suisse centrale» entend donner le ton et dominer les autres cantons catholiques de la région.
Neuchâtel «Fin, fourbe et courtois, tel est le vrai Neuchâtelois.» Voici comment les Vaudois jugent leurs voisins septentrionaux, relève Jacques Chessex dans son Portrait des Vaudois. De leur ancienne appartenance à la cour de Prusse, les habitants du canton horloger gardent un langage raffiné et la certitude de parler le meilleur des français. Cela vaut surtout pour les aristocrates du Bas, le haut du canton passant pour un bastion prolétaire de gauche. Les deux parties du canton se méprisent allègrement, dans un schisme lac/montagne qui donne une image un peu floue du canton à l’extérieur.
Nidwald/Obwald Coeur de la Suisse centrale et de ses tares supposées, les deux demi-cantons d’Unterwald seraient peuplés de montagnards obtus, attardés, reclus dans leurs vallées, réfractaires et Neinsager compulsifs. Obwald possède un revenu par habitant nettement inférieur à la moyenne nationale. Longtemps enfer fiscal, le demi-canton vient de changer sa fiscalité pour se muer en paradis des entreprises et des hauts revenus. On dit les Nidwaldiens plus malins et habiles que leurs cousins.
Saint-Gall Les Saint-Gallois passent pour les «has been» et les «nouveaux pauvres» de Suisse: leur ancienne richesse industrielle due au textile est aujourd’hui aussi trouée qu’une fragile dentelle. On se moque de leur accent oriental, si lent. L’image passéiste est renforcée par une bibliothèque médiévale qui fut l’une des plus fournies d’Europe, à l’époque, même si l’Université de la ville forme l’élite économique et financière du pays.
Schaffhouse Canton excentré et tellement proche de l’Allemagne que les Américains l’ont bombardé durant la Seconde Guerre mondiale. Les Schaffhousois passent pour être un peu à côté de la plaque, et pas seulement géographiquement.
Schwyz Le plus primitif des cantons primitifs, qui a donné au pays son nom et son drapeau. On lui doit aussi le couteau suisse (Victorinox est son plus gros employeur). Conservateurs purs et durs, Neinsager imbattables, catholiques dogmatiques, les Schwyzois ont tout pour séduire la Suisse urbaine et moderne.
Soleure Canton à deux visages. La ville de Soleure, aristocratique, «Cité des ambassadeurs» alliée à la France absolutiste – avec tous les préjugés d’arrogance que l’on peut imaginer, au point que le canton possède deux enclaves sur la frontière française, en plein territoire de Bâle-Campagne. D’autre part, Olten, la rebelle industrielle, populaire et gauchiste, qui a vu naître les plus importants mouvements syndicalistes de Suisse et abrita la grève générale de 1918. Olten est aussi réputée pour son brouillard endémique.
Thurgovie La blague la plus courte de Suisse alémanique: «Un Thurgovien a acheté un vélo», en dit long sur la réputation de cleptomanes des Thurgoviens. Une pomme suisse sur deux vient de Thurgovie, ce qui vaut au canton le surnom de «Mostindien», Indes du moût. Les Thurgoviens sont les Belges des Saint-Gallois. Canton dépourvu de centre, où tout n’est que province, la Thurgovie ne surmonte pas la déception que le lac de Constance ne s’appelle pas lac de Kreuzlingen.
Tessin Les charmes de l’Italie, avec en plus la stabilité helvétique. La véranda de la Suisse alémanique (Sonnenstube) passe aussi pour une république mafieuse, aux moeurs siciliennes. Le code de la route y est inconnu; la politique fantaisiste, extrémiste et clientéliste.
Uri Le canton de Guillaume Tell, célèbre pour sa ténacité et son goût de l’indépendance. Combatifs, à l’image du taureau de leur écusson, les 35 000 Uranais combattent tout pouvoir extérieur. Ils voient le bailli Gessler partout, à Berne, à Bruxelles, dont ils subissent la politique des transports. Le tunnel du Gothard, qui passe par leur vallée, leur donne pourtant une ouverture sur le monde que n’ont pas les autres cantons de Suisse centrale. L’obstination des Uranais à défendre leur espace vital force la sym-pathie. Ils rendraient la vie infernale au diable lui-même.
Vaud Les Alémaniques voient en eux l’expression ultime du «Welsch»: bon vivant, toujours prêt à boire un coup et pas très sérieux. Les Genevois se rient du provincialisme des Vaudois. Pour avoir longtemps subi passivement le joug bernois, ils passent pour indécis et peu engagés.
Valais Ah, le bon vin du Valais! Ses habitants auraient une sérieuse tendance à abuser de la bouteille (on prétend même qu’ils mettent du schnaps dans les biberons de leurs bébés). De l’Italie voisine, ils auraient appris l’art des combines un peu douteuses.
Zoug Le canton le plus riche de Suisse est connu pour ses boîtes aux lettres. Leur nombre excède largement celui des habitants de ce paradis fiscal. Du coup, ceux-ci passent pour des profiteurs et des égoïstes. L’assiduité de ses politiciens dans de multiples conseils d’administration constitue un sujet de plaisanteries acerbes.
Zurich Last but not least. C’est la plus grande ville du pays, mais en Suisse, on n’aime pas les grands. La capitale économique se rêve Unique, comme son aéroport. Quant aux Zurichois, nombrilistes, arrogants, affairistes et cyniques, ils sont aussi enviés pour leur dynamisme et leur créativité. A moins que ce soit pour leur nombrilisme et leur arrogance.