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La curiosité impertinente de Gérard Delaloye

Le chroniqueur de Largeur.com ne se laisse jamais piéger par le conformisme ambiant. Son nouveau livre, «La Suisse à contre-poil», éclaire sans concession les coulisses du théâtre patriotique.

Les leçons d’histoire, à l’école, n’ont pas la cote. Sauf si le prof est passionné/passionnant. La branche ne pèse pas lourd dans la moyenne générale. Et puis le passé paraît si lointain.

Quelques chapitres, comme la Révolution française ou la conquête des Amériques, ont au moins un côté romanesque qui peut plaire. Mais il y a un volet de cet enseignement, abordé généralement au pas de course, qui est particulièrement casse-pieds: l’histoire suisse.

Ayant pris goût sur le tard à cette matière, je me suis demandé pourquoi la lecture scolaire habituelle de l’histoire paraît si ennuyeuse. Cela tient au fait, je pense, que le récit «officiel» construit une mythologie helvétique dont on se méfie intuitivement: trop lisse, trop belle pour être authentique. On se doute vite, avant même d’en avoir les preuves, que les contradictions, les zones d’ombres, les bizarreries ont été oubliées ou alors à peine effleurées.

L’histoire suisse commence d’être palpitante précisément quand on va faire un tour dans les coulisses du théâtre patriotique. C’est ce que fait, depuis des années, l’historien-journaliste Gérard Delaloye que les habitués de Largeur.com connaissent bien. Sa curiosité impertinente n’est pas due à quelque penchant masochiste, nihiliste ou autodestructeur. Il veut seulement y voir clair dans notre passé: le débarrasser du maquillage des convenances.

Sa culture époustouflante, sa façon de faire cracher les bibliothèques de leurs secrets, sa connaissance des trois régions linguistiques de la Suisse font de lui un historien précieux. Mais comme de surcroît, il écrit d’une plume tranquille et claire, comme il suit l’actualité sans jamais rien manquer d’important (même lorsqu’il vit à Bucarest, grâce au net, rien ne lui échappe en Helvétie!), il est aussi un grand journaliste.

Ayant eu la chance de travailler souvent avec lui, j’ai pu apprécier chez lui une qualité rare: en quelques mots, par une question, une remarque, une suggestion tranquille, il faisait «décoller» le débat dans la séance de rédaction promise au ron-ron. Delaloye ne se laisse pas piéger par le conformisme médiatique ambiant. Très vite, à partir du fait d’actualité qui fait bavarder ses confrères univoques, s’appuyant sur tel ou tel trait du passé, il trouve une dimension plus large dans l’espace géographique, plus profonde dans le temps, plus révélatrice de l’époque.

Ses articles, publiés dans Le Nouveau Quotidien, dans Le Temps et dans L’Hebdo, sont maintenant accessibles sous forme d’un livre: «La Suisse à contre-poil» (éditions Antipodes). Le titre est fin: il y a un certain plaisir à gratter, à remonter en sens interdit la toison dominante.

Il y a même une part d’humour dans l’exercice. Il est piquant de redécouvrir comment la Suisse qui aime tant se gargariser de sa souveraineté a été dessinée, dans sa forme moderne, par un Napoléon solitaire, arbitraire, sourd aux revendications helvétiques, qu’elles émanent des révolutionnaires ou des conservateurs. Ce qui n’a pas empêché le conseiller fédéral Pascal Couchepin, reçu à Paris en 2003, de placer le fameux «acte de médiation» sous le signe de «la longue amitié franco-suisse».

Savoureuse, la révélation d’un haut-vallon de St.-Imier qui, en 1792, se constitue en république indépendante entre la France révolutionnaire et une Helvétie réactionnaire et effarouchée.

Comiques, les craintes du Conseil fédéral lors de la visite de Churchill en Suisse en 1946: il tenta de l’empêcher de prendre la parole en public! Il fallut toute l’insistance de Max Petitpierre pour éviter cette balourdise. Les notes de Delaloye sur l’immédiat après-guerre sont particulièrement intéressantes: on a si bien su oublier la difficulté qu’a eue la Confédération à rompre avec le Reich finissant et à trouver les faveurs des vainqueurs… de fort mauvaise humeur à notre endroit.

Ces quarante-trois articles font passer de surprise en surprise. Ils donneraient le goût de l’histoire jusqu’aux cancres qui se sont endormis sur le manuel de Georges-André Chevallaz, cette somme d’ennui et de demi-vérités qui, dans les écoles, a trop longtemps servi de mémoire officielle.

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«tadalafil australia», de Gérard Delaloye. Publication: février 2006, par les éditions Antipodes. 170 pages, CHF 30 francs. Achetez-le ici.

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Jacques Pilet, journaliste, a créé L’Hebdo en 1981 et Le Nouveau Quotidien en 1991. Il est membre de la direction du groupe Ringier.