Méchante sortie de route pour Ariel Sharon au moment même où il pensait couronner sa carrière politique par un triomphe électoral à la mesure de sa propre violence.
Rattrapé par une vieille affaire de corruption (trois millions de dollars de pots-de-vin reçus d’un milliardaire autrichien lors d’élections primaires internes au Likoud en 1999), il a selon toute vraisemblance mal digéré le premier mauvais coup d’une campagne électorale qui s’annonçait extrêmement dure.
Que les révélations sur ce financement occulte aient été le fait de la police (!) prouve que ses anciens partenaires, à commencer par le nouveau chef du Likoud, Binyamin «Bibi» Netanyaou, n’avaient pas l’intention de lui faire de cadeaux.
Cette tragique conclusion d’une longue vie publique montre que le patibulaire guerrier israélien avait au moins deux traits humains. Comme n’importe qui, il somatise. Et en bon oriental, il a le sens de la famille puisque ce sont, semble-t-il, ses fils qui ont palpé la manne autrichienne.
Avant de réfléchir aux conséquences de la mort politique de Sharon, je me bornerai, pour redimensionner le déluge d’éloges sous lequel nous sombrons déjà, à rappeler que ce dirigeant israélien qui avait 20 ans au moment de la création de l’Etat d’Israël s’est toujours montré d’une brutalité inouïe.
En 1953, son action à la tête d’une unité prétendument d’élite de l’armée avait été condamnée par une commission d’enquête onusienne. Le commando avait massacré 69 habitants d’un village jordanien.
En 1956, lors de la première agression israélienne contre l’Egypte, Moshé Dayan, commandant en chef israélien, condamne la brutalité de Sharon dans la conduite de ses hommes et le punit.
En 1982, outrepassant ses pouvoirs, Sharon est à l’origine du sinistre accord avec les phalangistes libanais et autorise les massacres de Sabra et Chatila où des centaines de Palestiniens perdront la vie.
Après être devenu chef du Likoud (dans ces conditions que la justice élucidera peut-être un jour), c’est Ariel Sharon, qui, le 28 septembre 2000, se rendant sous la protection de dizaines de policiers en civil sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem, commit la monstrueuse provocation qui déclencha la deuxième Intifada.
C’est lui encore qui, une fois au pouvoir, opta pour une politique d’assassinats systématiques (et souvent très mal ciblés!) des leaders palestiniens, assumant ainsi la responsabilité politique d’innombrables crimes qui, si la planète était bien faite, auraient dû l’envoyer depuis longtemps devant un tribunal international et au fond d’une geôle.
Il convient aussi de rappeler dans ce contexte que nous ne connaissons toujours pas les causes exactes de la mort de Yasser Arafat.
Ariel Sharon n’a modifié sa trajectoire que tout dernièrement, lorsqu’il a annoncé et réalisé le retrait de Gaza, un territoire occupé militairement (comme la Cisjordanie) depuis la Guerre des Six jours de 1967 au mépris du droit international et des résolutions de l’ONU.
Mais comme nous pouvons le constater au fil de l’actualité, ce retrait militaire ne signifie pas du tout que les habitants de Gaza aient recouvré leur liberté, leur autonomie ou leur indépendance. Ils sont juste un peu moins occupés. De même que le découpage de la Cisjordanie, avec la construction de ce mur obscène voué à instaurer un apartheid pour les Palestiniens, ne signifie pas que cette malheureuse contrée va retrouver son bien-être sous peu.
Voilà le vrai bilan de la vie et de la carrière de Sharon, qui ne s’est distingué de ses pairs que par la violence de ses actes. Un Shimon Pérès (prix Nobel de la Paix!) pense la même chose, mais n’ose pas le faire. Pour cette génération de politiciens, il n’y a en réalité jamais eu de gauche ou de droite: ils ont navigué sans vergogne d’un parti à l’autre en créant un Etat qui, si l’on s’arrête un instant sur sa nature, est confondant par son aspect biblique.
Il s’agit d’une espèce de démocratie militaro-théocratique qui correspond en effet aux descriptions de l’Ancien Testament. Certains habitants de cet Etat jouissent pleinement de leurs droits, d’autres acceptent sans trop rechigner et à différents niveaux des inégalités peu démocratiques, mais tous s’entendent pour dominer les Palestiniens et leur maintenir la tête dans le sable.
Cette curieuse conception de la vie (qui n’empêche pas le recours aux derniers instruments de la modernité) les rend en fait très proches des intégristes chrétiens néocons qui gouvernent les Etats-Unis. Et il n’y a que le racisme (avec, en arrière-fond, le pétrole) qui les sépare des intégristes musulmans. Mais cela suffit à faire couler le sang depuis des décennies.
Israël est un Etat qui croule sous le nombre des partis politiques, mais qui ne connaît pas l’alternance pour autant. Parce que les pères fondateurs, puis la génération des Sharon et Pérès, ont voulu dès 1948 construire leur Etat contre les voisins. Parce que dès 1948, ils ont, par un artifice de langage, subverti la réalité en décrétant que — dans la Palestine mandataire abandonnée par des Britanniques lassés par les attentats terroristes juifs — les intrus n’étaient pas eux-mêmes, les juifs européens chassés d’Europe par la shoah, mais les Arabes.
La portée incalculable au niveau des consciences individuelles de ce mensonge originel est une des raisons de la rigidité religieuse et biblique de cet Etat militaro-théocratique. Nombre d’immigrants juifs non religieux, formés par la pensée occidentale, n’arrivent d’ailleurs pas à s’y faire et quittent le plus vite possible une Terre certes promise mais inhospitalière.
A ce mensonge originel s’ajoute une indépendance factice. Il n’est pas nécessaire d’avoir étudié les sciences politiques pour se rendre compte que l’Etat d’Israël est maintenu en vie sous perfusion par les Etats-Unis depuis 1948. Cela signifie, pour le dire crûment, que la marge de manœuvre d’un politicien comme Sharon, Netanyahou ou Pérès n’équivaut même pas celle d’un Arnold Schwarzenegger en Californie. Mais, cela ne les empêche pas de plastronner comme lui à la une des médias.
C’est dire que la disparition de Sharon de la scène politique ne va pas changer fondamentalement la donne politique du Moyen Orient dans la mesure où Washington conserve la maîtrise du jeu. La région est soumise à la violence armée depuis la Première guerre mondiale comme le démontre Robert Fisk dans son admirable «La grande guerre pour la civilisation» (Ed. La Découverte). La fondation d’Israël n’a été qu’un élément dans ce grand jeu visant à maintenir ces peuples dans un état de dépendance.
Et Fisk rappelle justement qu’en 1956, quand à la suite d’une provocation monstrueuse, Anglais, Français et Israéliens tentèrent de déclencher une guerre contre les Arabes, il suffit au président Eisenhower de hausser un sourcil pour stopper leur ardeur guerrière.
Il faudrait un mouvement de contrition et d’humilité tout à fait surprenant de la part des Israéliens pour que, tendant une main fraternelle à leurs voisins, à tous leurs voisins, ils jettent les bases d’une coexistence non seulement pacifique mais aussi paisible en Méditerranée orientale. A ce jour, rien ne l’annonce.
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Gérard Delaloye, le 5 janvier 2006.