Dans les chat-rooms comme dans les jeux en ligne, il n’est pas rare de mentir en se faisant passer pour un individu du sexe opposé. Cela s’appelle le gender bending. Analyse et témoignages.
Si le travestissement fait partie des fantasmes les plus répandus, sa réalisation reste relativement rare et inavouable dans la vie «réelle». Sur internet, la démarche est plus simple, plus discrète et a priori sans conséquence. Une case à cocher suffit souvent à se faire passer pour une personne du sexe opposé.
La toile, comme un théâtre global, permet à de nombreuses personnes d’expérimenter ce jeu de masques et parfois même de se révéler. La pratique n’est de loin pas l’apanage d’une minorité perverse ou sexuellement aventurière. Elle concerne des populations très diverses aux motivations tout aussi variées. Ce travestissement en ligne est appelé gender bending.
La première histoire connue de gender bending est intitulée «L’Étrange affaire de l’amant électronique». Publiée dans le magazine américain Ms en 1985, elle raconte comment un psychiatre new-yorkais s’est fait passer pour Joan, une jeune femme handicapée, défigurée, muette et a entretenu des contacts intimes avec des hommes sur un service télématique de CompuServe. La découverte de la vérité a créé à ce moment-là aux Etats-Unis un mini-scandale.
Pour comprendre ce phénomène, selon Antonio Massolini, enseignant en sociologie à l’Institut National des Télécommunications de Every, il faut se replonger dans l’Amérique des années 1980-1990 qui dans la continuité des mouvances féministes et gay voit apparaître le mouvement queer. Celui-ci prône la libération des genres et l’absence de normalité sexuelle. Le genre social n’est plus tenu de coller à la réalité physique du sexe acquis à la naissance.
Pour le sociologue, «l’émergence du gender bending au cours des années 1990 est à mettre en relation avec la popularisation des jeux en réseaux, comme les MUDs (Multi-user dungeon) et les MOOs (MUDs object oriented)». A cette époque, il n’y a pas de webcam, peu de photos numériques, et les rencontres physiques post-online ne sont pas encore habituelles. Il est donc tentant et aisé de jouer avec son genre.
Il faudra attendre les années 2000, pour voir le travestissement en ligne sortir de sa marginalité en Europe. Une étude anglaise menée en 2001 auprès de joueurs d’EverQuest révèle que près d’un utilisateur masculin sur deux possède des profils féminins et environ un sur six utilise un avatar principal féminin. L’inverse étant beaucoup plus rare.
Il y a quelques mois, Meryl, une étudiante en art dramatique de 22 ans, qui écrit pour elle des chansons et des séries télévisées, fait la connaissance de Claire en jouant à Guild Wars, un jeu en réseau massivement multi-joueurs (MMORPG). Une relation très intense se crée immédiatement entre les deux filles, elles passent leurs nuits sur MSN à parler de leurs vies. «Elle me connaissait de A à Z, bien plus que ma copine ou mes parents», raconte Meryl qui vit alors en Suisse romande contrairement à sa cyber-interlocutrice installée en France.
Pendant plusieurs mois, elles vont échanger leurs pensées les plus intimes sans jamais se rencontrer ni se téléphoner. Au sixième mois, Meryl s’installe à Paris pour poursuivre ses études. Un jour, elle décide d’appeler Claire, celle-ci décroche mais ne répond pas. Claire finit par lui avouer qu’«elle» est en fait un garçon. Meryl s’en trouve bouleversée, elle n’en dort pas de la nuit et décide de ne pas le rencontrer physiquement. Leurs conversations deviennent de plus en plus rares. «Elle me manque mais pas lui. Il était tellement crédible dans son rôle de femme, c’est comme s’il n’était pas né dans la bonne enveloppe corporelle», analyse Meryl avec émotion.
Pourquoi décide-t-on un jour de jouer sous une fausse identité sexuelle? On y trouve de nombreuses raisons pragmatiques. Comme la grande majorité des joueurs sont des hommes, certains d’entre eux, tentent de tirer parti de la rareté du sexe féminin, en se présentant comme femmes, ce qui les rend plus originaux et en général plus populaires. Les avatars féminins sont aussi mieux traités et reçoivent plus de cadeaux et d’aide des autres joueurs, même s’ils ne sont pas à l’abri non plus du harcèlement. Enfin il y a le «syndrome Lara Croft», l’excitation d’être vu dans un corps sexy, voire la satisfaction de le dominer – diront les féministes.
Pour Antonio Casilli, «le gender bending relève fondamentalement de l’envie d’expérimenter le potentiel des nouvelles technologies. Le jeu est considéré comme une zone libre, où l’on peut faire ce que l’on veut, une sorte de no man’s land où chacun peut être un assassin, un roi cruel ou une femme merveilleuse. C’est le jeu qui veut ça. Ce contexte est donc propice au travestissement.»
Autres types d’expérimentations, celles pratiquées par Mehdi, patron trentenaire d’une PME française de e-marketing, qui au sortir d’une relation de plusieurs années a voulu essayer les rencontres en ligne. C’était plus fort que lui; il y a appliqué ses connaissances professionnelles. Pour optimiser ses relations sur Meetic, il s’est ainsi créé une demi-douzaine de profils féminins avec des caractéristiques différentes qui lui permettaient de cerner le comportement de ses concurrents et de développer un profil masculin qui se voulait hyper-vendeur.
Autre scénario possible, le travestissement de certaines personnes peut traduire chez leurs auteurs des tendances homosexuelles mal vécues ou pas encore assumées dans la vie hors-ligne. Internet permet dans ce cas de combler une frustration ou de flirter avec le coming out. Dans les salons de webcam X, qui intéressent — comme on peut s’en douter — presque exclusivement les hommes, la présence quasi inopinée de quelques femmes caricaturalement sexy ne relève pas du hasard. Encore désolé de détruire les rêves de ceux qui y croyaient, mais on trouve souvent des hommes gay derrière ces profils.
«Les mises en scène sont souvent simplistes, les types dévoilent par exemple un bout de leur cuisse en espérant que l’internaute hétéro y voie une partie de corps féminin», raconte Romain Bernardie James, un directeur artistique de 25 ans, évoluant au cœur des processus cool parisiens, fin connaisseur des logiciels sociaux de tous types depuis le milieu des années 1990.
«Les hommes se ruent sur ces prétendues femmes. «Elles» peuvent ainsi aisément exiger de leurs interlocuteurs des photos ou des vidéos dénudées en échange d’une photo osée qu’«elles» glaneront sur des sites pour adultes», décrypte avec amusement Romain Bernardie James.
La possibilité pour un imposteur électronique de pénétrer les domaines les plus intimes de la vie des autres est inhérente à la technologie. Ils sont nombreux, dans le monde, à vouloir jouer les «usurpateurs». Si l’on y inclut les réseaux sociaux, les sites de rencontre, les forums et les chats, le nombre de ceux qui se font passer pour quelqu’un du sexe opposé doit s’élever à plusieurs millions de personnes. Très peu d’entre eux peuvent maintenir dans la durée l’imposture de manière suffisamment crédible pour affecter l’ensemble d’une communauté virtuelle.
Il n’y a pas que les hommes qui se font passer pour des femmes. Le contraire, bien que plus rare existe aussi. Romain Bernardie James en a fait l’expérience récemment. Il reçoit deux appels en absence sur Skype d’une jeune moscovite, Irina. Un jour, elle est en ligne, il décide de lui parler par tchat. Immédiatement elle lui explique qu’elle est en fait un homme et qu’elle s’intéresse aux hommes. Romain sans vraiment réfléchir décide de jouer le jeu et se fait passer pour un gay. La conversation devient rapidement très chaude. Irina est très crue dans ses propos. Le premier tchat dure quatre heures.
Quelques jours plus tard, ils se reparlent, par tchat toujours. Après deux heures, elle lui avoue qu’elle est réellement une fille et qu’elle vient à Paris le week-end prochain pour fêter ses 20 ans. Pour le convaincre de la voir, elle lui met à disposition quelques photos avantageuses d’elle, il accepte la proposition. Le rendez-vous est donné à Palais-Royal. La jeune femme, issue de la jeunesse dorée de son pays, a repris quelques kilos depuis les photos et semble ne plus tout à fait correspondre aux goûts de Romain. Après une après-midi shopping et un dîner en tête-à-tête, il trouve finalement une parade pour s’échapper et éviter la nuit avec Irina.
Mais pourquoi une jeune femme se fait-elle passer pour un homme gay pour «séduire» un hétérosexuel? Romain suppose que «c’est une manière pour elle de se protéger. Le garçon qui est suffisamment subtil pour jouer à ce jeu est peut-être quelqu’un de plus fréquentable». On peut aussi se demander qu’est-ce qui pousse un homme straight à jouer au gay? «Pour moi, c’était un jeu, le Net n’est pas qu’un outil, c’est aussi un espace de discussion et de rencontres», répond Romain.
Le gender bending agit un peu comme un révélateur. En explorant une autre identité, les «pratiquants» expriment au final beaucoup de choses sur eux: leurs peurs, leur curiosité, leur mal-être, leur multiplicité…
«Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité — c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai», dit Jean Baudrillard.