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Au Daghestan, une guerre qui sent le pétrole

Malgré les menaces et les bombes, Moscou tient à réaffirmer sa souveraineté dans le Caucase. Le pétrole de la Caspienne n’est pas le moindre des enjeux.

Alors que le Kremlin se lance dans la chasse au terroriste caucasien et joue toute sa crédibilité à tenter d’empêcher de nouveaux attentats à Moscou, le problème reste plein et entier au Daghestan, là où tout a commencé.

Dans cette république du Caucase, les villages proches de la frontière tchétchène n’ont pas renoncé à soutenir les guerriers voisins de Chamil Bassaiev plutôt que la lointaine autorité de la capitale russe. Et pourtant, les troupes du ministère russe de l’Intérieur n’avaient pas lésiné sur l’offensive à grand spectacle qui s’est soi-disant terminée par une victoire complète le 29 août. Désormais, tout est possible. Moscou peut repartir de plus belle dans une guerre du Caucase ou négocier avec les rebelles un accord secret, au moins jusqu’aux élections russes de l’an 2000.

Du coup, il n’est pas inutile de revenir sur les origines du conflit. Qu’est-ce qui a motivé Moscou à prendre tant de risques pour quelques villages du Caucase? La nécessité d’affirmer sa souveraineté sur tout le territoire de la Fédération de Russie, bien sûr, alors que le Daghestan était devenu un repaire pour toutes les crapules de l’ex-URSS et la région avec le plus fort taux de violence politique de Russie. La nécessité aussi de couper les vivres aux guerriers tchétchènes, qui engrangeaient par le Daghestan les juteux revenus du trafic de drogue, de caviar et d’otages (leur spécialité). On a beau s’appeler Chamil Bassaiev, il faut bien vivre.

Mais il y a autre chose. Depuis six ans, Bakou, capitale de la république voisine d’Azerbaïdjan, est redevenue le grand centre pétrolier qu’elle était déjà au début du siècle. Les technologies occidentales ont permis de découvrir, dans la Caspienne que l’on croyait épuisée, des réserves équivalentes à celles de la mer du Nord. La plupart des gisements pétroliers se trouvent au large de Bakou, au grand dam des autres pays riverains de la Caspienne dont la vengeance consiste à empêcher l’Azerbaïdjan enclavé d’acheminer son pétrole vers les marchés mondiaux.

Les pipelines peuvent s’élancer dans trois directions:

– Au sud par l’Iran. Un tracé que refusent obstinément les Etats-Unis, qui ont pris l’Azerbaïdjan sous leur protection. Selon Washington, l’Iran doit rester aussi isolé que possible. Certaines compagnies, françaises surtout, rêvent pourtant de ce tracé bon marché et très simple, vu l’infrastructure pétrolière que possède déjà la République islamique.

– A l’ouest, par la Géorgie. Un premier petit pipeline a été inauguré ce printemps entre Bakou et le port de Poti, en mer Noire. Il sera vite saturé et la Maison Blanche rêve de le doubler d’un autre ralliant directement le port turc de Ceyhan en Méditerranée, pour éviter que ces bombes ambulantes que sont les pétroliers traversent le Bosphore surpeuplé près d’Istanbul. Les compagnies pétrolières refusent de s’engager dans ce projet coûteux pour les beaux yeux de la géopolitique américaine.

– Au nord par la Russie. Pour maintenir un contrôle sur ses anciennes colonies, Moscou tient absolument à ce que le pétrole de la Caspienne aboutisse au port russe de Novorossisk sur la mer Noire. Un vieux pipeline existe déjà depuis l’époque soviétique, mais il passe par les territoires agités du Daghestan et de la Tchétchénie.

Moscou a l’habitude de partir en guerre pour du pétrole. En décembre 1994, l’offensive en Tchétchénie était surtout un écho à la signature à Bakou, deux mois plus tôt, du «contrat du siècle» de 8 milliards de dollars entre l’Etat azéri et un consortium de compagnies pétrolières menées par les britanniques de BP et les américains d’Amoco, aujourd’hui fusionnés. La guerre fut un désastre mais un accord en 1997 avec le fragile gouvernement de Grozny a permis au pétrole de couler dans le tuyau vite réparé après la guerre.

Or en cet été 1999, les menaces s’accumulaient sur le tronçon daghestanais du pipeline. Les rebelles islamistes s’en rapprochaient dangereusement alors même que l’enlisement du projet américain Bakou-Ceyhan laissait penser à Moscou que tout espoir n’était pas perdu de voir le pétrole de la Caspienne transiter par la Russie. L’enjeu de la guerre en cours est énorme: qui contrôlera la région qui commande l’accès de la Russie aux richesses de la Caspienne?

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Serge Michel, journaliste indépendant basé à Téhéran, tavaille pour plusieurs quotidiens français et suisses. Il a longuement parcouru le Caucase le long des pipelines.