- Largeur.com - https://largeur.com -

Bureau, fourneaux, jogging et ramadan

Les musulmans doivent concilier le travail et le jeûne durant ce mois d’octobre, et parfois demander des dérogations à leur employeur. Témoignages.

Jeûner, méditer, résister aux tentations tout en travaillant: tel est le défi relevé par près de 64’000 musulmans en Suisse romande durant le ramadan.

Le jeûne islamique, qui a lieu cette année durant le mois d’octobre, consiste à s’abstenir totalement de manger, de boire, de fumer et d’avoir des relations sexuelles, de l’aurore au coucher du soleil. Quatrième des cinq piliers de l’islam, le ramadan doit permettre aux musulmans en bonne santé d’intensifier leur lien avec Dieu, de méditer le Coran, de participer aux veillées de prière et d’être généreux envers les pauvres.

Ils sont nombreux à déclarer vivre une expérience spirituelle profonde tout en continuant de remplir leur devoir professionnel, que ce soit devant un ordinateur, à la crèche ou aux fourneaux.

Mais vivre le ramadan dans une société occidentale n’est pas toujours simple. Les musulmans doivent parfois demander des dérogations à leur patron pour pouvoir être à l’heure à la maison, et rompre ainsi le jeûne en communauté, comme le veut la pratique.

«La majorité des employeurs autorisent leur personnel musulman à arriver plus tôt le matin et partir plus tôt le soir afin qu’ils puissent rompre le ramadan en famille à 19 h 15, explique Hafid Ouardiri, porte-parole de la mosquée de Genève. Mais si l’employeur se montre moins compréhensif, le musulman doit savoir s’adapter aux pratiques de la société dans laquelle il vit, sans pour autant manquer à son devoir spirituel.»

Ainsi, l’une de ses connaissances emporte des dattes et du lait dans son sac afin de pouvoir manger dans le train à l’heure de la rupture.

Afin d’intensifier leur relation avec Dieu, certains employés sont autorisés à aménager un lieu de prière au bureau. Ceux qui travaillent dans la restauration se relaient en cuisine ou rattrapent leurs prières en rentrant.

Le ramadan et le travail ne s’opposent pas pour les musulmans. «Le travail est la spiritualité, relève Hafid Ouardiri. Il participe au bien de la société, il est une pratique religieuse dans le sens où l’âme et le corps s’engagent et parce qu’il embrasse toutes les dimensions humaines.» Remplir ses devoirs professionnels le ventre vide n’est pas un problème, selon le porte-parole: «L’énergie ne vient pas du ventre. Quand on jeûne, l’énergie vient du coeur et de l’esprit et permet de créer une relation intime à Dieu, quelle que soit l’activité.»

——-
«Seule à ne rien boire à la pause café»

«Ce n’est pas facile de faire le ramadan au travail dans un contexte suisse, explique Djamila Kerim-Ibrahim, 21 ans, stagiaire dans une petite entreprise genevoise. Surtout lors des pauses-café, lorsque je suis seule à ne rien boire.» Pour rompre le ramadan une fois la nuit tombée, elle se rend chez ses parents. «C’est important d’être en communauté. On se sent compris. De cette façon, même sur mon lieu de travail, je me sens moins seule dans ma souffrance, car je sais que mes proches vivent la même chose.»

La jeune femme d’origine togolaise estime qu’il est plus facile de s’abstenir de boire en Suisse, où il fait moins chaud qu’en Afrique. Mais lorsqu’elle souffre, elle appelle une amie qui la soutient. Djamila Kerim-Ibrahim déclare se sentir bien durant le ramadan. «Même au bureau, je me sens accompagnée par Dieu, je suis moins stressée et plus sereine.»

——-
«Je ne peux pas goûter mes plats»

Abderahman Timisi, dit Bob, travaille comme cuisinier au restaurant des Bastions et confie avoir un rapport particulier à la nourriture lors du ramadan. «Les aliments deviennent des éléments abstraits, déclare ce Français d’origine congolaise de 30 ans. Je travaille sans y penser.» Le plus difficile est la fin de l’après-midi, où il a tendance à devenir plus irritable, d’autant qu’il doit s’abstenir de fumer. «C’est souvent speed dans le restaurant, mais j’apprends à prendre sur moi.» Ses collègues, parfois moqueurs, tolèrent sa pratique: «Je ne peux pas goûter mes plats et je dois demander à quelqu’un de le faire pour moi, ce qui ne pose aucun problème.» Bob a connu un seul employeur intolérant. «Lors du ramadan, j’avais avancé ma pause afin de pouvoir manger avant le lever du soleil, ce qui m’a été reproché. Je devais donc m’abstenir jusqu’au soir.»

——-
«Je suis fatiguée en fin de journée»

Employée à la Maison du Réseau d’environnement de Genève, la Kényanne Fatma Gordon Pandey, 39 ans, raconte: «Je me lève à 5 heures pour prier et ne vais pas me recoucher. Je suis parfois fatiguée en fin de journée, mais c’est ma seule difficulté.» Fatma garde ses habitudes, y compris son jogging de midi, mais sans une goutte d’eau. «J’arrive très bien à ne pas boire. La volonté a beaucoup de pouvoir.» Elle a pu aménager un coin prière sur son lieu de travail, qui bénéficie aussi à tous les musulmans. Fatma Gordon vit différemment son ramadan en Suisse qu’au Kenya: «Dans mon pays, vous en sentez l’ambiance. Ici, la vie suit son cours, alors le travail intérieur est d’autant plus grand. Ce n’est pas incompatible avec mon travail, puisqu’il est important de savoir prendre du recul dans un environnement qui fait partie de son quotidien toute l’année.»

——-
«Ici, les tentations sont grandes»

Abdulai Diop est traducteur free-lance et guide à l’ONU à mi-temps. En Suisse depuis bientôt trois ans, ce Sénégalais de 37 ans respecte chaque année les règles du ramadan, mais avoue: «C’est psychologiquement plus difficile à respecter ici. Au Sénégal, l’ambiance est beaucoup plus pieuse car tout le monde le fait. Ici, les tentations sont grandes et il est plus difficile de n’avoir que des pensées pures.» Lorsque le traducteur ne se consacre pas à la spiritualité, il se plonge dans son travail. «Dans l’Islam, il est dit qu’il faut prier comme si on allait mourir demain et travailler comme si on ne devait jamais mourir. La traduction m’absorbe totalement. Mais lorsque je fais le guide, je marche des kilomètres, je parle beaucoup et j’ai souvent soif. C’est là que l’épreuve devient rude.» Lorsqu’un repas d’affaire se présente, Abdulai préfère aller se promener.

——-
«On parle de tout mais pas des filles»

Selami Sarikaya, 24 ans, sert des kebabs à l’Istambul-2 aux Pâquis. Contrairement à certains confrères du quartier, il parvient à jeûner. Etre en contact avec les ingrédients et devoir se contrôler est pour lui un bon test pour évaluer sa capacité à s’abstenir de toutes choses. Selami doit trouver un arrangement pour faire ses prières. Il attend le soir pour les rattraper. Ailleurs, comme l’explique l’employé irakien de chez Al-Amir Kebabs dans le même quartier, on préfère se relayer en cuisine pendant les prières de la journée. Selami Sarikaya rompt le ramadan en famille avec ses frères. «On s’assoit à table à 19 h et on mange à 19 h 15, afin de mesurer la patience de chacun. On parle de tout, de la religion, de la PlayStation, mais pas des filles. Car pendant le ramadan, si on voit une jolie fille, on peut le dire mais il faut pas penser plus loin.»