TECHNOPHILE

L’avènement de la génération multitasking

Qui se concentre encore sur une seule activité à la fois? On mène plusieurs conversations en parallèle et les médias se consomment désormais simultanément. Pour comprendre comment l’humain devient multitâche, suivez le fil…

Que faites-vous pendant que vous lisez cet article? Vous checkez vos mails, vous répondez à un appel, vous discutez sur MSN, vous regardez le dernier épisode de Nip/Tuck ou vous faites carrément tout en même temps?

Pour ma part, je sais que si je ne m’isole pas dans une salle de cinéma, je suis dans l’incapacité de me concentrer sur un film. Tous ces médias dans mon appartement agissent comme autant d’attracteurs irrésistibles. Se focaliser sur une seule activité relève de plus en plus du tour de force.

Une étude américaine révèle qu’un nombre toujours croissant de jeunes utilisent plusieurs médias simultanément. Un phénomène appelé media multitasking.

Cette recherche menée par la Kaiser Family Foundation et l’Université de Stanford nous apprend qu’aux Etats-Unis, les enfants et ados consomment quotidiennement l’équivalent de 8h30 de médias en un laps de temps d’à peine 6h30. Ce qui signifie qu’un quart de ce temps est consacré à au moins deux formes de médias à la fois.

Cette tendance au multitâche connaît une évolution très rapide depuis quelques années. En 1999, la consommation médiatique de cette même population ne s’élevait «qu’» à 7h30 par jour, mais se concentrait déjà sur une durée de 6h30.

De façon assez pragmatique, la nouvelle génération dispose d’un capital temps inextensible pour profiter d’un environnement toujours plus riche — voire «saturé» selon l’étude — en équipements médias. Du coup, les jeunes gens cumulent et passent plus de temps qu’avant avec internet et les jeux vidéos sans pour autant réduire la durée accordée aux médias «traditionnels» tels que la télé ou la radio.

La technologie la plus emblématique de cette génération-née-avec-le-numérique, c’est probablement la messagerie instantanée (IM), qui en cinq ans est passée du statut de système de communication pour initiés à celui d’activité informatique la plus populaire chez les 8-18 ans.

Comme tous les autres médias, l’IM est évidemment utilisée de concert avec d’autres activités, mais là où elle se distingue, c’est qu’elle permet l’interaction simultanée avec plusieurs interlocuteurs différents, ce qui fait d’elle l’un des premiers outils intrinsèquement conçu pour le multitasking.

Pour Stéphane Hugon, sociologue, chercheur au Centre d’Etudes sur l’Actuel et le Quotidien (Ceaq), chargé d’enseignement à Paris V et responsable du Groupe de Recherche sur les Technologies et le Quotidien (Gretech), le multitasking illustre «l’émergence d’une nouvelle culture dans laquelle les jeunes trouvent un confort particulier qui correspond à leur construction identitaire et à leur manière de se socialiser».

Vu comme ça, le programme a l’air réjouissant. Mais on ne peut ignorer les craintes des parents et professionnels de l’éducation qui voient dans ces nouveaux comportements une dispersion de l’attention de leurs têtes blondes préférées. Bon sens, que les psychologues confirment en relevant que notre cerveau ne peut se concentrer sur plus d’une tâche à la fois, qu’il perd du temps et se fatigue en switchant d’une activité à l’autre.

A ce propos, en 1992, le psychologue et antropologue Gerald Weinberg a publié «Quality Software Management, Vol. 1, Systems Thinking» dans lequel il tentait de prouver que gérer plusieurs projets en parallèle dans une entreprise pouvait entraîner jusqu’à 40% de perte de productivité.

Stéphane Hugon explique qu’il faut voir le multitasking non pas comme une capacité technique, mais comme le révélateur d’une nouvelle manière de fonctionner, qui n’est ni meilleure ni pire, juste différente de ce que nous avons connu jusqu’alors.

Avec internet, la nouvelle génération s’est mise à enterrer la croyance selon laquelle l’apprentissage devait forcément être linéaire, compartimenté et séquentiel. Autant de préjugés qui, d’une certaine manière, ont conduit à l’avènement du travail à la chaîne. Pour les jeunes du XXIe siècle, il n’y a plus une seule manière de faire, les solutions sont multiples et les façons d’y arriver également.

Au passage, il est enfin devenu acceptable de déployer une multiplicité de facettes et de potentiels, sans risquer de passer pour un schizophrène. Aujourd’hui, sur les chats et sur l’IM, les ados revêtent avec confort et légèreté de multiples identités qui varient d’un moment ou d’un locuteur à l’autre. En général, l’événement de la communication prime sur la fidélité de la relation. Pour eux, ce qui compte, c’est de participer à une effervescence sociale.

Admettons. Mais la génération multitasking sera-t-elle adaptée au monde professionnel? De par sa capacité à «démonter la linéarité et à ne pas se réduire à son rôle», Stéphane Hugon estime qu’elle subira moins le travail que les précédentes. Il perçoit aussi les jeunes comme étant plus créatifs que productifs. Ce qui est en soi plutôt réjouissant.

Le bug, c’est qu’il n’y aura pas nécessairement de places créatives pour tout le monde.