LATITUDES

Marco Solari, sa vision de la Suisse et du cinéma

A quelques jours de l’ouverture du Festival de Locarno, nous avons rencontré son président, qui porte un regard sans concession sur la Suisse et sa culture. Entretien.

«Pour réussir, il faut donner juste un petit peu plus que ce que l’on attend de vous.» Marco Solari avait développé cette philosophie en tant que professionnel du tourisme et l’a appliquée durant toute sa carrière.

A quelques jours de l’ouverture du Festival international du film de Locarno, son président a répondu à nos questions.

Comment avez-vous pris la démission de la directrice du festival, Irene Bignardi?

Marco Solari: Irene est une très belle personne avec des compétences et une chaleur humaine considérables. Je perds donc une grande directrice mais je garde une amie.

Quelles qualités devra avoir son successeur?
Je peux seulement dire qu’il devra avoir un grand réseau international de contacts, des connaissances cinématographiques élevées et devra être un mordu de travail.

Vous êtes vous-même un mordu de travail?
Oui, j’ai toujours été assez workaholic! Cela est peut-être dû à une inquiétude intérieure qui me pousse à être actif. J’ai bien sûr aussi des moments de contemplation mais je ne suis pas sûr d’avoir réussi à créer l’équilibre entre les deux. Je consacre probablement trop peu de temps à mes amis et la lecture, une passion depuis toujours.

Et au cinéma?
Aussi. Mais sachez que je ne me qualifie pas du tout de spécialiste en la matière, même si mon intérêt pour le cinéma est considérable. Quand le Conseil de fondation du Festival de Locarno m’a proposé la présidence, il ne cherchait pas un expert cinématographique, mais un manager avec un réseau politique et économique étoffé. Du reste, la direction artistique a une autonomie totale dans ses sélections.

Que faut-il pour qu’un film soit bon?
Il m’est très difficile de mettre des mots sur ce qui fait un bon film. Si vous lisez Dostoïevski, Goethe, Dante, Shakespeare ou Montaigne, vous sentez la qualité sans nécessairement pouvoir la décrire. J’estime simplement qu’une oeuvre devient un chef d’œuvre à partir du moment où elle peut vous apporter quelque chose à tout moment dans la vie. Que vous soyez jeune, mûr ou âgée, triste, gai ou désespéré. Et cela est valable en littérature comme au cinéma.

Quels sont les films correspondant à votre définition de chefd’œuvre?
Sûrement tous les films d’Orson Welles, et notamment «Citizen Kane» et «F for Fake». Un film qui, adolescent, m’a fasciné est une oeuvre que les français avaient censurée: «Les sentiers de la gloire», de Stanley Kubrick. On y montre une des terribles réalités de la Première Guerre Mondiale: les généraux qui, au nom de leur propre gloire et de leur carrière, ont sacrifié des milliers d’hommes pour la conquête inutile d’une petite colline.

Un tel mépris pour la vie des autres me révolte. Ce film illustre bien une des conceptions que j’ai de l’être humain, dans le sens où j’estime qu’il y a deux types de personnes sur terre: celles qui prennent et celles qui donnent fondamentalement. On ne peut pas être, au fond, une personne qui prend et donne simultanément. J’estime qu’un des buts principaux, dans la vie, est de travailler pour devenir une personne qui donne.

Et vous, quel genre de personne êtes-vous?
Je ne peux pas me qualifier. Je cherche sans arrêt la qualité des rapports humains, que ce soit dans ma vie privée ou professionnelle. Je ne supporte pas que l’on traite quelqu’un de manière injuste. On peut gâcher tant de choses avec un geste, un mot, ou simplement en omettant de sourire.

Mais mon acharnement à essayer de ne jamais faire de mal est difficile à gérer dans la vie professionnelle, parce qu’il faut également savoir être dur. A 60 ans, on commence à faire des bilans. Et je me rends compte que je n’ai parfois pas eu la dureté nécessaire. Du reste, je suis incapable de voir les choses de façon manichéenne: rien n’est jamais blanc ou noir. Je suis toujours à la recherche du pont entre les gens, de la conciliation. Et ce raisonnement ne permet pas forcément de faire carrière.

Vous n’estimez donc pas avoir fait carrière?
C’est simplement un hasard que l’on soit venu me chercher pour toutes les fonctions que j’ai occupées, que ce soit comme délégué du Conseil fédéral pour le 700e anniversaire de la Confédération, comme administrateur délégué de la Fédération des Coopératives Migros ou comme vice-président de Ringier Suisse.

Le seul poste pour lequel j’ai postulé dans ma vie était à l’âge de 26 ans, comme directeur de l’Office du tourisme du Tessin. Et comme personne d’autre n’était intéressé, on m’a engagé. Mais ma carrière n’est pas exponentielle. Ma fonction de président du Festival de Locarno n’est donc pas issue d’une évolution linéaire. Cela prouve qu’un parcours peut évoluer en cercles.

Pour revenir au cinéma, quelle est pour vous l’importance du cinéma suisse?
Le cinéma suisse doit être encouragé, car un pays sans image et sans créativité devient rapidement un pays aride et sans mémoire. Le cinéma est un canal privilégié pour exprimer les émotions et les forces profondes d’une communauté, d’une nation. Il s’agit d’un moyen d’identification fort, d’autant plus que l’image a aujourd’hui une force plus grande que les autres arts.

Pensez-vous que le cinéma suisse transgresse les frontières linguistiques?
Il est rare que des films suisses allemands plaisent à d’autres régions. Les films romands y parviennent probablement davantage. La partie alémanique est plus centrée sur elle-même et ses propres problèmes. La Romandie a un langage plus universel car elle est plus ouverte aux autres. Il y a une légèreté dans la forme d’expression mais la pensée est profonde.

A quoi attribuez-vous cela?
Beaucoup d’éléments entrent en jeu. La Suisse allemande, tout comme le Tessin, est née autour des montagnes, toujours habituées à résister. Tandis que la Suisse romande est née autour de valeurs, des grandes «utopies à la française» du Siècle des Lumières décrites par Romain Rolland. Ses frontières psychologiques avec la France et les autres pays sont beaucoup plus fines que celles de la Suisse allemande ou du Tessin.

Le Tessin a pourtant fait de nombreux efforts pour sortir de son isolement?
La sensation d’isolement est très fortement inscrite dans l’ADN des Tessinois. Avant la construction du tunnel du Gothard, le canton était isolé du reste du monde pendant les 5 mois d’hiver et n’avait que des contacts avec la Lombardie autrichienne. Mais il est vrai que le tunnel, l’autoroute puis la construction de l’aéroport ont ouvert le canton aux grandes villes comme Genève, Berne, Zurich et Bâle.

De plus, la liaison entre Lugano et Genève est très importante politiquement car elle rapproche le Tessin de la deuxième minorité linguistique de Suisse. C’est pourquoi j’estime que les compagnies aériennes qui favorisent ce rapprochement sont tout à fait louables… pour autant qu’elles ne se fassent pas la guerre, ce qui ne peut profiter à personne.

Pensez-vous que la Suisse doit encore faire des efforts pour le Tessin?
Elle doit toujours veiller à ce que le Tessin ne soit pas humilié culturellement et affaibli économiquement. Dans ce cadre-là, le Festival de Locarno a un rôle très important à jouer. Car il lui donne une importance culturelle, économique et politique, qui la positionne de façon forte par rapport au reste de la Suisse et même de la Lombardie et du Piémont. Dans ce sens, je suis heureux d’en être le président. Parce que je ressens le Tessin de l’intérieur, il a toujours été profondément ancré dans mon cœur.

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Biographie
Né à Berne en 1944 d’un père tessinois et d’une mère bernoise, Marco Solari a choisi le français comme langue académique: il a suivi des études à l’Université de Genève, en Sciences sociales. Ce personnage emblématique de la Suisse multiculturelle a su s’adapter aux diverses fonctions qu’il a occupées au cours de sa carrière.

Passionné par les métiers de l’accueil, Marco Solari a d’abord été directeur de l’Office du tourisme du Tessin de 1972 à 1988. Il a par la suite été nommé délégué du Conseil fédéral pour le 700e anniversaire de la Confédération, administrateur délégué de la Fédération des Coopératives Mirgos et, enfin, vice-président de la maison d’édition Ringier. Le Tessinois est aujourd’hui membre du comité de Suisse Tourisme, et de l’advisory board du Crédit Suisse, et préside le Festival international de Locarno à plein temps depuis 2000.

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Festival du film de Locarno

Informations pratiques

Date:
Du 3 au 13 août 2005

Tarifs:
Billets pour les projections diurnes dans les salles: 15.-
Billets pour les projections en soirée: 20.-
Billets pour les projections diurnes et en soirée: 40.- et 25.- pour les étudiants
Abonnement général: 290.- et 100.- pour les étudiants

Pré vente: Ticket Corner www.ticketcorner.ch ou 0900 800 800

Transport:
Navette auto postale gratuite entre Piazza Grande et Spazio/Cinema. Possibilité de louer des bicyclettes.
Après les projections du soir, des bus circulent en direction de Lugano, Bellinzona, Mendrisio, Chiasso.
Un train de ligne fonctionne jusqu’à une heure du matin entre Locarno et Bellinzona.
Informations: 0900 300 300 ou www.ffs.ch

Festival international du film de Locarno
via Ciseri 23
6600 Locarno
+44 (0) 91 756 21 21
www.pardo.ch

Office du tourisme:
Ente Turistico Lago Maggiore
Via B. Luini 3
6600 Locarno
Suisse
Tél: +44 (0) 91 791 00 91

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Une version de cet article est parue dans le numéro d’août du magazine BabooTime.