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Les Romands montent à l’assaut de la pub suisse

Quatre publicitaires genevois ont été aspirés dans les hautes sphères du marché national. Les succursales suisses de plusieurs grandes agences sont désormais dirigées par des francophones. Un signe, mais de quoi?

Voilà au moins un secteur où les Romands ne pourront pas entonner la complainte de la minorité négligée. En l’espace de quelques mois, quatre professionnels genevois ont accédé aux plus hautes sphères de la publicité nationale.

La montée en puissance des francophones a commencé au début de 2004 quand Pedro Simko a annoncé l’intégration de son agence dans le groupe international Saatchi & Saatchi. Cette fusion lui a procuré une visibilité exceptionnelle sur un marché traditionnellement dominé par les agences zurichoises.

Et les contrats qui ont suivi ont démontré qu’il ne s’agissait pas seulement d’un effet d’annonce: l’agence Saatchi & Saatchi Simko a décroché coup sur coup la campagne mondiale de l’anti-inflammatoire Voltaren pour Novartis, ainsi que celle de la bière Carlsberg, à l’échelle globale également.

«Cela prouve que l’on peut se profiler sur le marché international sans être basé à Zurich», remarque le directeur. Publicitaire genevois d’origine argentino-autrichienne, Pedro Simko vient par ailleurs d’être nommé au conseil d’administration de Saatchi & Saatchi Europe. Son agence occupe près de 50 personnes à Genève.

En décembre, c’était au tour de Marco Rose d’être propulsé à la tête de Universal McCann pour l’ensemble de la Suisse. Ce spécialiste du «media planning», qui dirigeait jusque-là la succursale genevoise du groupe, s’est imposé face à ses concurrents zurichois par son impeccable connaissance du marché. Son bilinguisme — il est d’origine biennoise — a également constitué un atout pour redynamiser cette agence qui avait récemment perdu plusieurs clients importants, dont le géant Unilever.

Au printemps, on a appris la nomination d’Alphonse Garcia au poste de «chief creative officer» de TBWA pour le marché suisse. Le fondateur de l’agence genevoise Rive Gauche partage désormais son temps entre Genève et Zurich, où il commence à s’imposer parmi les acteurs de la création nationale. «Je ne parle pas allemand, mais cela ne pose aucun problème, dit-il. Ce sont les idées qui comptent. Je m’ex-prime en anglais, en français ou en espagnol et je me fais comprendre.»

Enfin, début juillet, l’agence Grey annonçait que le directeur de sa succursale genevoise, Charris Yadigaroglou, était nommé à la tête du groupe pour l’ensemble de la Suisse. De langue maternelle française, ce professionnel gréco-fribourgeois de 38 ans, né à Boston et élevé en Californie, parle couramment l’allemand et vient de décrocher plusieurs contrats à haute visibilité pour son employeur: la Tribune de Genève, l’assureur Intras, ainsi que la campagne de la TSR pour la nouvelle grille de 2006.

Comment explique-t-il ces nominations successives de professionnels francophones dans les hautes sphères de la pub suisse? «Je ne pense pas qu’il y ait une volonté délibérée de privilégier les candidatures romandes, dit-il. Les agences vont simplement chercher les talents là où ils sont, au lieu de nommer automatiquement des Zurichois, comme elles le faisaient jusqu’ici. Et peut-être que le milieu zurichois de la pub avait tendance à ronronner ces dernières années…»

Les publicitaires romands ont été les premiers à affronter la crise du secteur, il y a quelques années déjà, «alors que les Alémaniques sont en plein dedans», relève son confrère Alphonse Garcia, de TBWA. «Cette crise nous a obligés à nous adapter, ce qui nous a renforcés. Par ailleurs, j’ai l’impression que les publicitaires romands se sont finalement débarrassés du double complexe qu’ils entretenaient par rapport aux grands frères parisiens et alémaniques.»

C’est justement pour décomplexer la création locale que la vénérable Fédération romande de publicité (FRP), 75 ans d’âge, a organisé cette année son premier Grand Prix, qui distingue les meilleures campagnes. «Nous voulions montrer que les créatifs romands ont fait beaucoup de progrès, et ça a marché, dit Alfred Haas, secrétaire général de la FRP. Le concours a rencontré un certain écho en Suisse alémanique, dans la presse et dans le milieu de la pub. Peut-être a-t-il contribué à la nomination de ces personnalités romandes? C’est possible. Dans tous les cas, quelques préjugés sont tombés. Et il y a eu aussi un changement d’attitude du côté romand: les publicitaires sont plus offensifs.»

A Zurich, on observe d’un oeil étonné la montée en puissance des Romands. «L’aspect un peu latin, un peu “frenchy”, commence à intéresser nos confrères zurichois, dit Alphonse Garcia. Cela participe d’une évolution générale de la mentalité alémanique.»

Très sensibles aux modes, les milieux de la pub semblent éprouver en ce moment un engouement pour la culture latine. «Cette tendance s’observe aussi dans la consommation des denrées alimentaires: on parle d’une “méditerranéisation” des goûts», renchérit Marco Rose, de Universal McCann.

La Suisse romande deviendrait-elle une sorte de «réservoir en fantaisie» pour le pays? On pourrait le croire en ouvrant les grands journaux alémaniques, qui engagent tous des dessinateurs de presse francophones: la NZZ Am Sonntag publie les dessins du Genevo-jurassien Patrick Chappatte, le SonntagsBlick ouvre ses pages au Lausannois Mix et Remix, tandis que la SonntagsZeitung alterne entre les images du Genevois Herrmann et celles du Neuchâtelois Noyau. Les professionnels du secteur reconnaissent qu’aucun dessinateur de presse d’envergure n’a émergé en Suisse alémanique ces dernières années.

«Je pense effectivement qu’il y a davantage de fantaisie dans la mentalité romande, dit Alfred Haas, de la FRP. La communication y est plus émotionnelle qu’outre-Sarine.» Le cliché d’une légèreté romande qui s’opposerait à une rigidité alémanique serait donc fondé? «Il y a un peu de vrai là-dedans, estime Alphonse Garcia. Nous évoluons peut-être plus vite que les Alémaniques.»

«Ce qui est sûr, c’est que les deux régions ont des cultures très différentes, liées à leur langue», tempère Pierre Meier, rédacteur en chef (germanophone) de l’hebdomadaire zurichois WerbeWoche. Et comme on ne peut pas lancer de campagnes différenciées pour chaque région linguistique, ce qui coûterait trop cher, on se retrouve avec des publicités parfois décalées, parce que mal traduites. Dans ce sens, il est important d’adapter les campagnes, au lieu de simplement les traduire.»

Initialement chargées de cette tâche, les succursales romandes ne s’en sont pas contentées: elles ont aussi développé des créations originales pour leurs propres clients, ce qui leur a permis d’émerger sur la scène nationale.

La nomination de Romands à Zurich n’est donc qu’un rééquilibrage naturel. La tendance pourrait même s’intensifier à l’avenir, car «ils sont plus ouverts aux nouveaux médias que les Alémaniques, estime Pierre Meier, de Werbewoche. Or ces nouvelles technologies (magnétoscopes numériques, annonces sur écrans à plasma dans les lieux publics, internet, SMS, etc.) sont en train de modifier en profondeur le secteur de la publicité.»

Une analyse que partage Marco Rose, de Universal McCann. «Même si, en Suisse, la presse écrite garde une part importante du marché de la pub, les médias électroniques se développent très vite: c’est tout le paysage médiatique qui va changer ces prochaines années.»

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 21 juillet 2005.