Toute l’Autriche ne parle que de cela. Le ministre des finances a été surpris embrassant l’héritière Swarovski dans un aéroport. Détail significatif: la photo a été prise par un paparazzo amateur.
Ça s’est passé un dimanche de mars. Le ministre autrichien des finances, Karl-Heinz Grasser, se trouvait à l’aéroport de Paris, attendant son vol pour Vienne. Il était en train d’embrasser une jeune femme assise sur ses genoux. Un baiser passionné. Pas de doute.
Sauf que la jeune femme n’était pas Natalia Corralez-Diez, la fiancée (28 ans) que Grasser (36 ans) avait annoncé vouloir épouser avant l’été. Et que, à quelques mètres, il y avait un groupe de jeunes Autrichiens en course d’école.
Bien évidemment, ils ont reconnu Grasser, qui, à 31 ans, était devenu le plus jeune ministre de l’histoire autrichienne. Un personnage élégant, populaire et qui plaît aux caméras de télévision.
Les étudiants ont fait ce que font les ados d’aujourd’hui: ils ont sorti leur téléphone mobile et fait clic. Parce que la plupart des téléphones cellulaires vendus ces deux dernières années ont un appareil photo numérique incorporé (de nombreux modèles permettent même de filmer des courtes vidéos). Si un ado armé d’un tel appareil croise un visage connu, il ne perd pas l’occasion de le prendre en photo. Juste pour montrer l’image aux amis.
Mais une photo est une photo, et quand un personnage connu y est immortalisé embrassant quelqu’un qu’il ne devrait pas embrasser, cette photo finit nécessairement dans un journal. C’est exactement ce qui s’est passé: le cliché pris par un étudiant avec son photophone a fait la couverture de l’hebdo autrichien News. Et le ministre est devenu le personnage central du dernier scandale viennois.
La femme sur ses genoux était Fiona Swarovski, 40 ans, héritière de la dynastie des cristaux et exubérante protagoniste de la jet-set européenne.
Grasser a d’abord essayé de dire qu’il s’était rendu à Paris pour rencontrer un ministre français, ce qui a été démenti par le Ministère en question. La belle Fiona s’est cachée derrière un «no comment».
La fiancée officielle a causé un accident au volant de la Porsche du ministre. Les étudiants ont raconté le «making of» du scoop à la télévision. Et toute l’Autriche ne parle plus que de cette photo prise avec un photophone.
Depuis quelques années, dans les milieux de la technologie et des médias, on discute de l’inévitable émergence d’une nouvelle figure, celle du «citoyen-journaliste»: avec la banalisation et la généralisation des caméras numériques, des appareils vidéos et des photophones (qui deviennent toujours plus petits, faciles d’utilisation et bon marché), il n’y aura bientôt plus d’événement, grand ou petit, sans qu’un œil numérique soit prêt à le filmer.
Et les vrais événements, ceux qui ne peuvent pas être prévus et qui ne durent pas longtemps, seront le plus souvent «capturés» en images, non pas par des photographes et cameramen professionnels, qui arrivent presque toujours après les faits, mais par des amateurs qui se trouvent là par hasard, munis d’appareils vidéos ou de photophones.
(Oui, la qualité des images prises avec les téléphones mobiles est limitée, mais s’améliore très vite; elle est aujourd’hui équivalente à celle fournie par une caméra numérique moyenne; et de toute façon la qualité de l’image n’est pas le critère fondamental ici).
Souvenons-nous du tsunami de décembre dernier: toutes les images de la gigantesque marée qui a ravagé plusieurs pays asiatiques ont été prises par des amateurs.
Souvenons-nous du 11 septembre 2001: toutes les télés américaines et du monde ont filmé le deuxième avion alors qu’il s’enfilait dans la tour Sud du World Trade Center à New York. Mais les seules images de l’impact du premier avion contre la tour Nord ont été prises par des touristes qui étaient en train de cadrer le gratte-ciel dans l’œil de leur caméra.
Parce que nous en sommes au point où il y a toujours un objectif braqué, et partout des photophones prêts à l’usage. Les exemples ne se comptent plus. En novembre 2004, en Hollande, le producteur cinématographique Theo Van Gogh a été tué dans la rue par un extrémiste islamique. La seule image de son corps a été prise par un piéton qui passait par là, avec son photophone, avant que la police le cache sous une couverture.
Bien évidemment le lendemain l’image avait fait la Une du journal De Telegraaf.
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Bruno Giussani est auteur et chroniqueur suisse et producteur de la conférence Tedglobal (Oxford, Angleterre, 12-15 juillet 2005, www.ted.com).
