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Sartre éclaire encore

Centenaire de sa naissance, commémoration de sa mort? Si l’auteur de «L’Etre et le Néant» va marquer l’année qui commence, c’est surtout parce que son génie n’a jamais paru aussi évident.

Les commémorations sont à la mode. La France officielle en a livré 81 l’an dernier à la réflexion de ses citoyens.

Il paraît que cette boulimie commémorative serait paradoxalement le fruit d’une perte de sens de l’histoire. Aussi la commémoration, loin de faire œuvre de mémoire, ne serait-elle qu’un vulgaire placebo historique pour lecteurs pressés, stressés, désintéressés. L’événement ou le personnage célébrés sont ainsi, à peine ressuscités, réenterrés en vitesse sous le flot des hommages et des éloges.

Je puis donc, chers lecteurs, non seulement vous présenter mes meilleurs vœux pour 2005 mais aussi vous annoncer un nouvel et somptueux enterrement de Jean-Paul Sartre — plus connu de la jeunesse sous son vianesque sobriquet de Jean-Sol Partre — au cours de l’année à venir.

Car en avril, on se souviendra de la mort du grand homme 25 ans plus tôt, le 15 avril 1980. Et le 21 juin, on fêtera le centenaire de sa naissance. Entre deux, le printemps sera à coup sûr sartrien. Espérons qu’il ne soit ni funèbre, ni trompeur, ni faux-cul.

Mort aveugle, plongé dans l’obscurité pendant les sept dernières années de sa vie, confiné dans un injuste purgatoire depuis un quart de siècle, Sartre mérite d’être replacé, surtout si ce n’est que brièvement, en pleine lumière.

C’est probablement cette envie de lumière qui, il y a deux ou trois semaines, avant que je n’aie connaissance des anniversaires, m’a fait saisir sur une étagère un volume en attente de lecture depuis une dizaine d’années, les «tadalafil 20mg online de la drôle de guerre».

Il s’agit du journal tenu par Sartre de septembre 1939 à mars 1940 alors qu’il était mobilisé comme soldat météorologue en Alsace.

J’ai depuis quelques années un faible pour les journaux, un faible que j’ai tenté à l’occasion de faire partager aux lecteurs de Largeur.com. Ce fut notamment le cas il y a quatre déjà avec les deux viagra levitra cialis offers de Victor Klemperer ou l’été dernier lors de la publication de l’cialis wholesale volume du journal d’Ernst Jünger.

Par rapport à ces deux diaristes de tout premier plan, Sartre a plusieurs longueurs d’avance. Une distance difficile à apprécier, mais que, pour passer dans le domaine musical, on pourrait comparer à celle qui sépare le virtuose du génie. Car la lecture de ses carnets nous fait bien palper au jour le jour le génie de Sartre.

Il me semble — mais ce n’est peut-être qu’un leurre, une fausse impression — que jamais je n’ai, en le lisant, perçu d’aussi près son génie.

Et pourtant je me souviens encore avec enchantement du plaisir pris, en été 1971 ou 1972, à la lecture des deux premiers volumes de «L’Idiot de la famille» dans la solitude ensoleillée d’une humble «cascina» toute de granit sur les hauteurs vertigineuses du val Pontirone dans le Tessin.

J’étais resté abasourdi, séduit, enthousiasmé, par la lisibilité et la fraîcheur d’une œuvre aux dimensions colossales dans laquelle Sartre mêlant toutes les méthodes (phénoménologie, existentialisme, marxisme, freudisme…) pouvait discourir de manière totalisante sur un auteur qui domina la scène littéraire française un siècle avant lui. Mais je m’égare.

«L’Idiot» même colossal était un traité dont le lecteur n’était pas censé suivre la genèse ou le rythme de croissance. Par contre, les «Carnets» sont datés et ce qu’ils dévoilent, c’est tout simplement la monstruosité (en parlant d’un homme, a fortiori d’un philosophe, on dit: le génie) de la machine à penser, à philosopher et à écrire nommée Sartre.

Machine à penser? Quelques jours après avoir rejoint son unité, Sartre, qui est alors âgé de 34 ans (et vient de connaître la notoriété avec le succès de son premier roman «La Nausée»), se demande ce qu’il y fait:

    «Ce sera clair si je dis qu’il m’eût été moins difficile de supporter les tranchées et les risques constants de mort que de déserter. Déserter, c’est nier un monde et une époque – se battre dans les tranchées, c’est accepter cette époque, endurer son temps. Le déserteur en appelle à l’avenir et moi je ne veux en appeler qu’au présent. Au fond, bien que profondément pénétré par l’idée de gloire, rien ne m’est plus étranger que l’idée de “gagner mon procès en appel”, rien ne me serait plus pénible qu’une certaine solitude, qu’un certain au-delà. Et telle est l’explication de mon attitude vis-à-vis de la guerre: je la tiens pour un mal, pour le Mal, même. Mais je n’envisage point de couper ce mal aux racines, je ne puis que l’endurer. Paul à côté de moi proteste tout le jour contre ce mal, au point de se réjouir quand la situation empire. Il est en révolte contre la guerre. Moi je veux l’endurer et la comprendre, faute de pouvoir me perdre, faute de pouvoir en appeler contre elle à l’avenir. Je suis un conservateur. Je veux conserver le monde tel qu’il est, non parce qu’il me paraît bon – au contraire, je le juge ignoble – mais parce que je suis dedans et que je ne puis le détruire sans me détruire avec lui.» (Carnets, p. 100-101, 6 oct. 1939)

Machine à philosopher? Sartre, qui a découvert la phénoménologie de Husserl et Heidegger au cours des années 1930 (sans, soit dit en passant, prêter vraiment garde à la montée du nazisme), porte en lui un traité philosophique, «L’Etre et le Néant» qui paraîtra en 1943.

Le matin, avec la même désinvolture qu’il peut mettre à se plaindre de l’odeur des pieds de son caporal, il peut écrire de longs développements philosophiques sur les thèmes qui le préoccupent, la liberté, l’authenticité, la contingence, etc. En voici un tout petit exemple, une miette:

    Lundi 27 [novembre 1939]
    Se vaincre soi-même plutôt que la fortune. Fort bien dit. Mais voilà qui montre la sournoiserie du stoïcisme. Car enfin, pour prendre un cas précis, si je tiens de toutes mes forces à quelque objet qui m’échappe, que peut signifier pour moi la renonciation? Croit-on que je peux continuer d’affirmer avec ma chair la valeur de l’objet, bref de faire le martyr de cette valeur et en même temps de trancher à la racine tout mon désir? Ne voit-on pas que je saisis cette valeur à travers mon désir? Il est donc nécessaire de faire subir à l’objet une certaine dépréciation qui favorise l’extinction de mon désir. A cela serviront de petites ruses jésuitiques qui me permettront d’affirmer sans cesse par des mots et des pensées la valeur de l’objet (par fidélité à moi) en me détournant de la sentir. Mais c’est être aveugle volontairement, car la valeur de l’objet, pour n’être sentie qu’à travers mon désir, est vraiment constitutive de l’objet. En ce sens, toutes ces fameuses diatribes épicuriennes et stoïciennes contre les amoureux (un grand cheval leur paraît d’une taille élancée, une boiteuse a un charme capricieux dans la démarche) ne sont que stratagèmes jésuitiques et slogans, car il est vrai que la grâce est cachée dans la boiterie de telle femme, il n’est que de l’y découvrir. Mais il faut l’aimer pour l’y découvrir. Aveugles et sourds, voilà les stoïciens. Par principe, parce que la fin justifie les moyens. Peu importe ici que la fin soit l’égalité d’âme. De toute façon le stoïcien est un pragmatiste qui recourt à la violence et au mensonge à soi pour atteindre son but. Que faire alors ? Eh bien, il faut plutôt souffrir et geindre et pleurer mas ne jamais se voiler la valeur des choses. L’authenticité exige que nous soyons un peu pleurards. (Carnets, p. 240)

Machine à écrire? L’œuvre écrite de Sartre est considérable. Il s’est essayé à tous les genres, théâtre, romans, traités philosophiques, critique littéraire, articles, préfaces, scenarii de films, journal, autobiographie, etc. Il n’y a guère que la poésie qui l’indifférait, parce que, disait-il un peu trop abruptement, le poète «a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes». Mais lui-même privilégiant le signe, soignait son style.

Au début des « Carnets », il se lamente :

    «Il y a dans mon écriture je ne sais quoi d’épais et de germanique. Dans mes phrases une adiposité discrète qui les empâte légèrement. A la longue elles m’insupportent. Il faudrait dégraisser mais il me semble toujours qu’alors l’idée ou le sentiment perdrait sa nuance. J’ai toujours été écœuré après avoir écrit longtemps. Pour moi, mon style a une odeur organique, comme le souffle chargé d’un malade, comme une odeur d’estomac. Il est possible que les autres ne le sentent pas. J’aimais bien «Le Mur» parce que cette odeur ne s’y retrouvait pas.» (Carnets, 28 sept. 1939, p.65 )

Cela ne l’empêche pas de reconnaître deux mois plus tard, le 22 novembre, qu’il a fait de l’écriture une sorte de défense psychologique:

    «Je suis ligoté à mon désir d’écrire. Même en guerre je retombe sur mes pieds parce qu’aussitôt je pense à écrire ce que je sens et ce que je vois. Si je me remets en question, c’est pour écrire les résultats de cet examen et je vois bien que je rêve seulement de remettre en question mon désir d’écrire parce que si vraiment j’essayais, fût-ce une heure, de le tenir en suspens, de le mettre entre parenthèses, toute raison s’écroulerait de remettre quoi que ce soit en question. Je vois bien qu’il y a là une assurance fort agaçante pour les autres parce qu’elle vient malgré tout de ce que je laisse quelque chose d’intact en moi, par saloperie.» (Carnets, p. 214)

Il faut dire que cette chose laissée intacte permet à Sartre de passer ses journées en écrivant. En remplissant les feuillets de ses carnets, en écrivant le premier volume de son roman fleuve «Les Chemins de la Liberté», en envoyant des lettres intarissables aux femmes de sa vie et à quelques amis, en noircissant les premières esquisses de «L’Etre et le Néant».

Mais, direz-vous, la politique dans tout cela? Il n’y en avait pas. En automne 1939, le soldat Sartre passait ses journées en écrivant à quelques kilomètres des lignes allemandes et se foutait complètement de la politique. Il ne la découvrira que lorsque la guerre, en mai 1940, perdra subitement son caractère drolatique.

Le Sartre des «Carnets» est donc un Sartre en devenir qui se cherche sur plus de 650 pages. Si cela vous semble rébarbatif et que vous ayez malgré tout une petite envie sartrienne, rabattez-vous sans autre sur «La Nausée». Ce roman des débuts tient le coup. Pis même, il est — je l’ai relu en automne dernier — d’une inquiétante modernité.

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