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Les pigeons suivent l’autoroute

Les spectateurs émerveillés par les images bucoliques du «Peuple migrateur» risquent de déchanter: ces oiseaux tellement libres, qui semblent suivre leur instinct loin de toute civilisation humaine, utilisent comme vous et moi les autoroutes et les chemins de fer pour leurs déplacements. C’est ce qu’a pu démontrer une équipe de l’Université de Zurich grâce à des appareils dotés de micro-GPS (Global Positioning System, ou géolocalisation par satellite) spécialement conçus pour être attachés au dos des pigeons.

«Après trois ans d’expérimentation, nous pouvons confirmer les soupçons nés au milieu du siècle dernier selon lesquels les pigeons avaient effectivement tendance à suivre les routes, cours d’eau ou voies de chemin de fer pour rentrer au colombier», explique le professeur zurichois d’anatomie, Hans-Peter Lipp, qui vient de publier ses résultats dans le magazine Current Biology du 27 juillet dernier.

L’expérience a été menée sur 34 pigeons, qui avaient pour base l’ancien colombier mobile de l’armée suisse, placé à une vingtaine de kilomètres au nord de Rome. En collaboration avec l’Université de Pise, les chercheurs zurichois lâchaient les oiseaux à un endroit précis situé à une cinquantaine de kilomètres de la base.

Les 216 trajets ainsi analysés entre 2001 et 2003 ont montré que les oiseaux avaient tendance à suivre une autoroute, et pas n’importe laquelle. «Sur les trois routes à choix, ils étaient nombreux à prendre la SS Aurelia, qui est la plus vieille de toutes», précise le professeur, par ailleurs chef du service Pigeons voyageurs de l’armée suisse jusqu’en 1995. Ecartant les hypothèses farfelues selon lesquelles les animaux auraient pris la seule voie dénuée de péages, Hans-Peter Lipp suppose que le nombre élevé de plantes et d’arbres qui bordent cette route, ainsi que les fermes environnantes sont des éléments capteurs d’attention.

L’expression «à vol d’oiseau» est-elle donc à bannir du vocabulaire? Selon Hans-Peter Lipp, les pigeons sont bien dotés d’une «boussole biologique» qui leur permet de déterminer la meilleure liaison entre deux points, mais ils utilisent aussi les routes pour stabiliser leur direction. Un processus d’apprentissage se met en place: les pigeons ne prennent une route que lorsqu’ils constatent qu’elle leur permettra de rentrer au plus vite et de s’approprier le meilleur nid. «Le détour de 4 à 8 kilomètres causé par cette méthode d’orientation ne leur fait pas perdre de temps: il diminue le risque de s’égarer», ajoute-t-il.

Des chercheurs avaient déjà pressenti ce phénomène dans les années 50 aux Etats-Unis, mais leurs études étaient limitées pour des raisons techniques. Elles ont pu être confirmées par le système de micro-GPS développé par l’équipe du professeur Lipp à partir d’un prototype élaboré par l’EPFZ, et qui fait beaucoup d’envieux.

Plusieurs collaborations sont nées dans le sillage de cette invention, dont une avec le professeur Tim Guilford de l’Université d’Oxford en Angleterre, qui, interviewé par le quotidien Telegraph en février dernier, a revendiqué la paternité des résultats. Hans-Peter Lipp a aussitôt accusé Oxford de s’être approprié une partie de son travail. Des académiciens de l’Université britannique ont mené une enquête et ont, sans surprise, soutenu leur collègue. «Ils ont démontré que Tim Guilford (qui avait admis avoir utilisé les GPS de Zurich pendant 18 mois, ndlr) ne s’est aucunement rendu coupable de plagiat et les résultats qu’il a médiatisés sont issus de ses propres recherches menées depuis 1991», explique Ruth Collier, porte-parole de l’Université d’Oxford.

Mais le professeur Lipp de-mande encore à obtenir des précisions quant à la recherche menée par Guilford. «Nous ne voulons pas l’accuser d’avoir copié notre travail, mais simplement d’avoir lâché un scoop à la presse sans passer par la voie scientifique», relève-t-il.

Marc Crémades, responsable de l’Association du Peuple migrateur en Normandie, qui collabore étroitement avec l’équipe de l’Université de Zurich, a été très surpris par l’attitude d’Oxford: «C’est une aberration de tirer des conclusions hâtives comme l’ont fait les Anglais, alors que nous essayons tous de faire des expériences sérieuses.» Selon le spécialiste, l’Institut d’anatomie zurichois a gardé une longueur d’avance dans le domaine de la recherche comportementale avec son système de micro-GPS que beaucoup essaient d’imiter.

Ce système ultraléger (entre 23 et 30 grammes, pour un format de 25 x 35 mm), fixé par un velcro sur le dos des pigeons, est commercialisé par New Behavior, une structure créée par le laboratoire d’anatomie zurichois. La société compte plusieurs scientifiques et entreprises pharmaceutiques parmi ses clients. Prochaine mission pour ses petits appareils: déterminer le rôle exact des champs magnétiques et de l’odorat dans la trajectoire des pigeons.