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Balade à Mélos

Comment résister en plein mois d’août à l’appel de la Grèce? Dès la semaine prochaine, avec l’ouverture des Jeux olympiques à Athènes, la pression sera encore plus forte et chacun devra se confronter non seulement aux performances sportives, mais aussi au poids de l’histoire. Pour prendre les devants, je me suis replongé dans la lecture de Thucydide, l’illustre historien athénien dont «La guerre du Péloponnèse» est excellemment éditée en livre de poche.

Butinant au hasard des pages, des expéditions, des revers ou des victoires, je suis tombé (pp. 438 et suivantes) sur l’étonnante conquête de Mélos par les Athéniens. Cette île des Cyclades nous est connue par la célébrissime Vénus de Milo (Milo est l’autre nom de l’île) découverte en 1820 dans les ruines de la ville antique et transportée à Paris où elle est un des fleurons du musée du Louvre.

En 416 av. J.-C., comme la guerre entre Sparte et Athènes entre dans sa seizième année, Alcibiade, le chef du parti démocratique athénien, chauffe ses concitoyens pour qu’ils abandonnent les positions modérées de Nicias et relancent les hostilités contre Sparte en attaquant la Sicile. Athènes est alors au sommet de sa puissance impériale. Pendant que le débat fait rage, les Athéniens décident d’envoyer une expédition pour soumettre l’île de Mélos dont les habitants après avoir vainement tenté de préserver leur neutralité s’étaient résolus à prendre une position hostile à Athènes.

Ayant déployé leur flotte (une quarantaine de navires de guerre, 3000 hommes) devant la ville, les Athéniens entament des négociations avec les assiégés. Leur dialogue, tel que rapporté par Thucydide, est un sommet du réalisme politique offert par l’histoire de l’humanité.

D’emblée les Athéniens posent un rapport de force en invitant leurs interlocuteurs à ne tenir compte que de la situation présente et des faits, sans revenir sur le passé:

    «Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des hommes, les arguments de droit n’ont de poids que dans la mesure où les adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents et que, si tel n’est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n’ont qu’à s’incliner.»


Les Méliens rétorquent que si la justice n’a rien à voir dans la discussion, il n’en reste pas moins que, pour le bien de chacune des parties, il soit au moins possible «d’en appeler au sens moral et à l’équité»:

    «Cela vaut pour vous, tout autant que pour nous, car, si vous perdez la guerre, on vous infligera, afin que vous serviez d’exemple aux autres, un châtiment d’autant plus terrible.»


Balayant d’un revers de main cet argument, les Athéniens répondent:

    «Ce que nous voulons vous faire comprendre, c’est que nous sommes venus à Mélos pour le bien de notre empire et que ce que nous allons vous dire maintenant nous sera inspiré par le désir de sauver votre cité. Car nous voulons établir notre domination sur vous sans coup férir et vous épargner dans notre intérêt comme dans le vôtre.»


Les Méliens, insistant dans leur idée de rester neutres:

    «Mais comment pourrions-nous avoir autant intérêt à devenir vos esclaves que vous à devenir nos maîtres?»


Les Athéniens:

    «Mais parce que vous, en vous soumettant, vous éviterez le pire, et que nous, en vous épargnant, nous pourrons tirer des revenus de votre cité. (…) Votre hostilité ne nous cause pas tellement de tort. Plus dangereuse serait votre amitié, que nos sujets interpréteraient comme un signe de faiblesse de notre part, alors que votre haine constitue à leurs yeux une preuve de notre puissance. (…) En vous soumettant, non seulement nous augmenterons le nombre de nos sujets, mais encore nous renforcerons notre sécurité. Il ne sera pas dit surtout que vous, un peuple insulaire et moins fort que d’autres, vous avez pu nous tenir tête à nous, les maîtres de la mer.»


Les Méliens faisant remarquer qu’ils seraient bien lâches et méprisables s’ils ne se défendaient pas pour échapper à la servitude et que de toute manière une guerre, même inégale, laisse toujours une chance aux faibles, les Athéniens enfoncent le clou:

    «Ne tombez pas dans cette erreur, faibles comme vous êtes et à la merci du moindre faux-pas. N’imitez pas la façon d’agir du commun des mortels, qui, dans l’accablement où les plonge la perte de tout espoir fondé sur des réalités tangibles, ne songent pas à se sauver par les voies humaines encore ouvertes devant eux et recourent à des moyens surnaturels tels que prédictions, oracles et autres pratiques de ce genre, qui les mènent à leur perte en entretenant chez eux une espérance aveugle.(…) Nous croyons, étant donné ce qu’on peut supposer des dieux et ce qu’on sait avec certitude des hommes, que les uns et les autres obéissent nécessairement à une loi de la nature qui les pousse à dominer les autres chaque fois qu’ils sont les plus forts. Cette loi, ce n’est pas nous qui l’avons faite et nous ne sommes pas les premiers à l’avoir mise en application une fois qu’elle a été établie.»


Le dialogue se poursuit encore longuement, chacun campant sur ses positions. Les Méliens ayant opté pour la résistance à outrance, les Athéniens font le siège de la ville. Après diverses péripéties, le siège, nous dit Thucydide,

    «fut désormais mené avec énergie et, à la suite d’une trahison, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les hommes en âge de servir qui tombèrent entre leurs mains. Les femmes et les enfants furent vendus comme esclaves.»


Toute ressemblance avec des événements contemporains ne saurait être que fortuite.