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Journaliste à Bagdad: le stylo, le micro, le flingue

On croyait que le journalisme dit «de grand reportage» avait touché le fond depuis les interviews truquées, les témoignages achetés et autres sujets bidon. Mais à Bagdad, il y a pire et ça vient de sortir. J’en reviens et je me frotte encore les yeux. Quelques journalistes américains se baladent désormais le flingue à la ceinture, brisant ainsi une règle que personne n’avait même jamais jugé bon d’écrire tant elle paraissait évidente: des reportages coups de poing, d’accord, mais pas l’arme au poing.

La plupart de ces journalistes cowboys ne s’en vantent pas. On voit bien sûr les escortes armées de CNN et des grandes chaînes américaines passer en trombe dans des 4×4 rutilants. A l’arrière de ces véhicules sont planqués des Bérets verts à la retraite, chargés de la protection rapprochée des précieux envoyés spéciaux et de leur matériel.

Lors d’un reportage en Irak, je suis tombé sur un vrai dingue qui roule les mécaniques avec une Kalachnikov en bandoulière. Il s’appelle Tucker Carlson et présente l’émission «Crossfire» sur CNN. En Irak, il roulait exceptionnellement pour le magazine américain «Esquire». C’est ce magazine qui publia à l’époque les articles qu’envoyait Michael Herr du Vietnam, et qui donna le plus beau bouquin jamais écrit sur cette guerre, «Dispatches». Il faut croire que le magazine a changé ses critères d’exigence…

Carlson pose en ouverture de son papier, publié dans la dernière édition d’«Esquire», avec un sourire beauf, son pétard à la main, flanqué de deux «gunmen» ventripotents. Il écrit sans sans complexe: «D’habitude, moi qui suis un chasseur, je suis opposé à faire du journalisme un flingue à la main. La théorie dit que vous serez considéré comme une cible. C’est raisonnable, sauf qu’en Irak, vous êtes de toute façon considéré comme une cible.» Carlson prétend que 13 journalistes ont été tués en Irak – ça en fait déjà plus depuis la semaine passée -, mais il oublie de dire qu’ils étaient soit incorporés aux forces américaines («embedded»), soit qu’ils ont été victimes de «friendly fires» (tirs amis). Peu importe: pour lui, porter une arme, «ce n’est pas complètement sûr, mais un peu plus sûr. Ca me suffit.» Et basta.

Il n’est pas le seul à frimer le pétard à la main. Le débat agite la rédaction du très sérieux «New York Times» depuis que son correspondant à Bagdad, Dexter Filkins, fait le reporter un pistolet à la ceinture. Du coup, ce quotidien refuse de commenter sa politique de sécurité. Sur place, nous avons entendu, sans pouvoir le vérifier, que le correspondant d’une grande chaîne américaine – pas CNN – portait lui aussi une arme personnelle.

Cette folie doit cesser tout de suite. Il est déjà difficile, et je sais de quoi je parle, d’expliquer devant un barrage africain, en Côte d’Ivoire, au Libéria, à des miliciens abrutis par la dope et la bière, à quoi sert un journaliste. Stephen Smith, au Libéria, a subi un simulacre d’exécution parce qu’il avait un passeport américain et qu’on le prenait pour un barbouze.

Jean Hélène a été froidement assassiné en Côte d’Ivoire par un flic qui assimilait sa radio, RFI, à la politique de la France. Daniel Pearl s’est fait arracher la tête au Pakistan parce qu’il était juif américain. Tous les jours, des caméramen sont pris pour cible dans la Bande de Gaza parce que leur caméra, vue d’un hélico israélien, ressemble à un lance-missiles.

Il y a encore des cinglés sur cette planète qui pensent qu’un journaliste est soit un espion, soit un profiteur de guerre, soit au service de la propagande ennemie. Et on irait se balader en Irak le flingue à la ceinture?

Pour moi, le port du gilet pare-balles est déjà discutable. La seule fois où nous l’avons porté en Irak avec mon équipe, c’était avec les troupes américaines, parce que là, il ne manque que le mot «CIBLE» écrit en gros sur le front pour ne pas se faire allumer. Dans d’autres circonstances, porter un gilet, c’est déjà une façon de dire à ses interlocuteurs irakiens que les chevaliers de l’information ont droit à un traitement spécial. Alors, imaginons franchir la porte d’une petite vieille, le flingue en bandoulière, pour lui expliquer que nous sommes au service de l’information, pendant qu’un commando de tatoués fait la garde sur le pas de porte…

Le principe de l’escorte est lui aussi déjà problématique. A Mogadiscio ou à Beyrouth, on ne pouvait pas s’en passer. Pas pour des questions de sécurité, mais parce que ces villes étaient tenues par des milices. Et comme dans toutes les zones de guérilla, il s’agit surtout d’un moyen de surveiller les journalistes et de les racketter au passage (jusqu’à 300 dollars par jour chez les Somaliens), que de les protéger. Mais à Bagdad, la vie continue, on peut sortir déjeuner, danser en boîte, visiter les gens chez eux.

D’ailleurs, à part les gens de CNN – qui sont tombés dans une embuscade il y a deux mois – aucun journaliste n’a été visé ni par la résistance, ni par Al Qaida. Le meilleur moyen de travailler là-bas, c’est de garder en tête deux principes: profil bas, en toutes circonstances. Bagnole pourrie, pas de signe, pas de fanfare médiatique. Surtout pas d’armes. Et puis, se dire que les «terroristes» ont aussi besoin de la presse pour faire passer leur message.

Et si, quand même, les journalistes devenaient des cibles, il n’y aurait alors qu’une seule solution, en accord avec le reste de principes qui guident cette profession: refuser de couvrir, partir avec fracas et faire savoir que l’on ne peut plus faire son travail dans ces conditions. Cela s’appelle un boycott et ça marche beaucoup mieux que toute l’artillerie du monde.

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Journaliste et enquêteur de terrain, Jean-Philippe Ceppi a notamment travaillé pour le Nouveau Quotidien, Le Temps, et l’hebdomadaire Dimanche.ch. Il collabore actuellement à l’émission Temps Présent de la Télévision suisse romande.